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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie
13 août 2017

La route a ses raisons que la raison ne connaît point : Och-Bichkek-Och

Cet article sera aussi long que ces deux journées que l’on s’apprête à vous raconter. Il va retracer deux étapes cruciales de notre voyage au Kirghizstan, celles qui allaient nous éjecter de, puis nous faire revenir sur, à presque un mois d’intervalle, la route directe entre la Chine et l’Ouzbékistan. Il s’agit de la même route, à l’aller comme au retour, et certainement de par sa longueur, d’une des étapes les plus éprouvantes pour les nerfs. Mais la route a ses raisons que la raison ne connaît point. Et alors, les rencontres, plus ou moins divines, peuvent faire passer la route de chemin de croix à tournée des bars. Une chose est sûre, ces deux trajets n’auront pas été les mêmes. Ils nous auront fait simplement traverser les mêmes paysages, ils nous auront juste fait rouler sur le même bitume, pas forcément toujours à droite. Et, nous allons aborder tous les lieux communs et chemins de traverse que la route sait faire naître.

MPI_Article Och Bichkek_Image 1_La Carte

La route à deux, c’est quand même un truc bien propice aux montées de tension

Pour l'instant on vous dit que tout roule comme sur des roulettes. On ne laisse rien transparaître. On est un ensemble mouvant, et un ensemble fort. C'est presque aussi facile qu'un cours de mécanique du point. Mais, il y a toujours une étape, un palier, un changement de semestre, et le cours s'intéresse désormais au solide. Les torseurs viennent, les incompréhensions avec. Rien n’est aussi simple.

Le lendemain de notre arrivée à Och, nous sommes donc le 13 août, nous nous levons tôt, une fois de plus. Juliette n'a jamais autant aimé ça qu'en vacances, se lever tôt, à moins qu'elle n'aimait pas mais le faisait pour la paix du ménage. Moi, des fois, j'en avais aussi ras la gueule d'avoir l'impression d'être le tortionnaire qui la sortait du lit, à coup de réveil négocié. Mais ce matin là, elle est sortie sans peine du lit qui était à l'autre bout de la grande chambre vide que nous avions louée la veille, flanquée de deux petits lits simples de part et d’autre, cette chambre où, comme d’habitude, rien n'allait vraiment mais on pouvait y dormir, et, comme parfois, rien ne nous rapprochait. Nous avons fait nos affaires presque sans un mot, dans nos coins respectifs, comme des gens obligés d'en être là, parce qu'il fallait continuer.

Le programme de la journée ne nous réjouissait pas plus que ça, dans nos coins respectifs. Il fallait encore aligner les kilomètres. Je pense qu'on en avait marre, chacun, dans nos recoins les plus respectifs, de ne se lever qu’avec ça comme objectif. Non, la vie, même sur la route, n'est pas toujours aussi trépidante que ça en a l’air. On pense juste à aller faire un bon caca avant d'aller se foutre au fond d’une bagnole, à faire en sorte qu'on ne s'importune pas trop, à espérer que de meilleurs moments arriveront sous peu, et que l’on trouvera une piaule pas trop tard le soir.

Le voyage en couple parfois peut se ressentir comme une suite de concessions faites soit pour l'autre, soit pour un projet commun, dont des fois l'un ou l'autre voudrait se détacher, au titre qu'il avait été envisagé par le biais d'un prisme différent. Quand on en arrive là, ça ne sent pas bon. Alors il faut trouver son temps à soi entre ces concessions, rentrer malheureusement les épaules, prendre son mal en patience, et ne pas penser que l'on ne fait tout ça que pour l'autre, ni différemment de ce que l'on avait imaginé pour soi à l’ébauche du projet. C’est un mauvais moment à passer, et il n’est mauvais finalement que parce qu’il suit directement deux journées de la sorte : lever mécanique, bouclage de sac, recherche de bagnole, négociations à la con, heures interminables au fond d’une caisse, objectif permanent d’arrivée avant la nuit, recherche de piaule qui craint pas trop mais dans le budget, bouffe, nuit, et si possible là dedans, pas de galère de taxi. La route ce n’est pas toujours à se tordre de rire. Et puis ça use, et quand on est fatigué, la fièvre peut monter plus vite.

L’avant-route, c’est quand il y a des kilomètres de non-dits

On est descendus de notre piaule qu’on avait choisie pas trop loin des voitures qui partent pour Bichkek, le long de Navoï, en face du bazar Kelechek. Il est six heures trente environ et, à peine sortis, on voit une bagnole chargée qui part, alors qu’on semblait avoir promis deux places à Juliette, partie en éclaireuse. Ça ne commence pas bien. On est donc les premiers d’une nouvelle caisse, et il y a, avec les strapontins et les deux places de devant sur la banquette du chauffeur, neuf autres personnes à dégoter. Et, bien que les deux villes que cette route relie sont les deux plus grandes villes du pays, ça ne se bouscule pas au portillon pour prendre la route. C’est que les liaisons aériennes coûtent à peine plus cher que le prix d’un strapontin dans une caisse, et donc il n’y a plus guère que les vieux où les miséreux, eux qui ont le temps, qui prennent le taxi partagé. Les autres sont les irresponsables qui ne connaissent pas les listes noires des compagnies aériennes, ou ceux qui en ont marre de la life mais n’ont pas le courage de se noyer tout seul dans un des nombreux lacs du pays.

On a donc attendu une heure trente. À regarder toutes les personnes qui passaient, toutes les voitures qui s’arrêtaient à proximité, pour voir si ce n’étaient pas des candidats au départ. Non. Jamais pendant les 45 premières minutes. Puis une femme déposée par son mari, bien habillée, élégante et timide et bien gentille, avec un petit sac de voyage, un petit sachet avec les vivres pour tenir jusqu’à on ne sait quelle heure, une petite liasse de billets glissée au dernier moment pour de petits compléments en route s’est postée devant la voiture presque sans un mot, et c’était acté qu’elle partirait avec nous. Puis le chauffeur qui était reparti de l’autre côté de la rue de longues minutes revient en courant. Comme si tout d’un coup il voulait enfin s’y mettre, lui qui zonait avec ses potes sur le parking, qui ne faisait pas de rabattage, qui ne faisait rien que rire et nous voir nous impatienter. Mais à quoi bon faire du rabattage, ici tout le monde sait que l’on part pour Bichkek de ce petit parking en face du bazar Kelechek, alors pourquoi s’époumoner comme Juliette, qui dépitée de s’être levée si tôt pour rien mais pas moins impatiente que moi, retrouve de l’allant et crie « Bichkek !, Bichkek ! » par la fenêtre du van, à des passants médusés.

Alors qu’on est que trois, le chauffeur démarre et part vers la rivière après un demi tour osé sur Navoï, et rentre sur un parking tout en bas du bazar principal, et commence à faire des tours. Un appel, une conversation qui s’arrête nette après quelques remontrances, un démarrage en trombe et on arrive un peu plus loin, dans une ruelle, devant deux vieux, sacs aux pieds comme s’ils quittaient tout, qui font des signes. Deux de gagnés. Puis on revient exactement où on était quinze minutes plus tôt, au niveau des portes du bazar Kelechek, et lui repart vers ses potes, prendre des nouvelles au cas où des choses incroyables se seraient produites en son absence. Un mec bizarre, en fin de cinquantaine, arrive quelques minutes plus tard comme si on l’attendait, et puis, finalement, deux vieilles dames arrivent presque dans la foulée, foulard serré au dessus des paupières, tabliers, chaussettes blanches qui sortent des mocassins noirs, jupes colorées, et sans rien avec elles. Le chauffeur fait la tournée d’adieu auprès de ceux qui seront les prochaines voitures à partir. Il est huit heures et nous pensons que ça y est, que nous prenons la direction de la capitale.

Oui, mais les deux vieilles femmes tout justement arrivées, commencent à montrer une rue qui part à droite, puis une à gauche, puis cette petite impasse. On s’y arrête sur leurs indications, des hommes en sortent avec de gros baluchons, on charge comme on peut dans le coffre, et puis on repart. Le gars de la fin de cinquantaine à son tour, pointe du doigt un immeuble : il dot y monter faire quelque chose. Puis le chauffeur s’arrête lui aussi, sans rien dire, pour quelques achats, c’est qu’il y a de la route nom d’un kirghize et qu’il faut bien avoir quelques victuailles avec soi. Et puis il n’est pas si tard, on arrivera bien à Bichkek, à un moment ou à un autre.

Il en a été une toute autre affaire lorsque nous avons voulu quitter Bichkek, le 6 septembre, afin de regagner le sud du pays pour passer la frontière avec l’Ouzbékistan. Ici, le point de rendez-vous est le bazar d’Och. Les locaux ont dû trouver cela simple, et c’est devenu naturellement la ligne de départ. Quand la conductrice de taxi nous a lâché au milieu des voitures qui attendaient, l’urgence que nous n’avions pas connu à Och, était peut être trop aux antipodes pour qu’elle en soit agréable. On a commencé par se faire arracher nos sacs pour qu’on les mette de force dans une voiture qu’on n’avait pas choisie, tout cela sous les yeux de la conductrice du taxi qui était restée pour se marrer un bon coup. Il a encore dû falloir gueuler de bon matin. Et puis les prix étaient encore une fois trop hauts. On leur a fait comprendre qu’on l’avait déjà fait cette route, qu’on n’est pas des bananes, et qu’en plus, là, on ne voulait pas la faire jusqu’au bout. Bazar Korgon, ça ne peut pas être le même prix que Och, hein.

Comme les mecs qui attendaient là étaient chelous et que leurs caisses étaient vides, ça nous a encore paru partir pour deux heures d’attente. Une femme dont on ne comprenait pas bien le rôle dans ce petit spectacle, puisqu’elle jouait à dire que le prix des chauffeurs était bon, commence à faire comprendre à Juliette, en l’emmenant un peu à l’écart de la foule, avec délicatesse, la prenant par l’épaule, qu’elle part aussi pour Och, dans une espèce de petite Toyota Yaris allongée (une Toyota Funcargo, en fait) qu’elle pointe du doigt. Ca fait petite caisse, on essaie de cerner la femme en quelques questions sans en avoir l’air, puis elle accepte finalement le rabais qu’on lui demande. On s’installe au plus vite pour faire comprendre aux autres que c’est mort. Assez habile, la femme attrape un gros nounours quelques minutes plus tard seulement, et nous voilà partis pour ce que nous savons être une grosse journée de caisse, mais avec le réconfort de savoir que nous ne ferons pas les derniers 120 km, que nous allons gagner presque trois heures.

Les tourments de la route, c’est quand on ne sait ni où l’on est ni où nous en sommes, ni pour combien de temps on y est encore

Il doit être neuf heures passé lorsque nous quittons enfin les faubourgs de la ville d’Och, et que nous roulons dans une semi-campagne. La route enchaîne les passages à travers des champs secs et remplit souvent le rôle de sillon dans des petites villes successives qui bordent la frontière avec l’Ouzbékistan. D’après les cartes, pas toutes d’accord entre elles, la route couperait par endroits quelques proéminences ouzbèkes. Mais le maillage est dense, et nous ne savons pas vraiment si pour ce voyage aller, nous avons suivi une de ces routes qui coupe la ligne courbe par deux fois, et donc franchi la ligne illégalement. Cela semblerait curieux que l’on puisse entrer sur le territoire ouzbek sans une fouille appuyée, compte tenu de ce que nous vivrons par la suite, mais dans cette région à cheval sur une ligne imaginaire et inexplicable pour des populations qui vont et viennent d’un champ à un autre, les infrastructures routières ne semblent pas avoir été clairement dissociées, au moment où il ne s’agissait que de deux républiques socialistes soviétiques dépendantes d’un même commandement.

Passées ces considérations dont finalement nous n’avons plus à nous préoccuper, les petites villes, encore elles, nous donnent quelques points de repère, et nous suivons notre avancement. Pour l’instant la route est plate, plutôt droite, mais avec beaucoup de carrefours qui nous font tourner sur la gauche, d’abord au nord puis ensuite à l’ouest. Malgré les ralentissements dans les villes où il semble que le marché c’est tous les jours, et les stops presque marqués à ces nombreuses intersections, nous avançons. On extrapole sur le temps de parcours restant, mais nous ne savons rien de comment cela se passe un voyage entre ces deux villes, de comment la route va changer de par les éléments qui se dressent entre elles, de comment la route va changer elle-même, dans sa peau, son cuir, de comment les Hommes de la voiture vont la vivre, de ce qu’ils auront besoin de s’accorder pour la supporter, de comment la machine tiendra les changements de températures, l’ardeur puis l’énervement du chauffeur, et nous ne savons pas non plus si des volontés divines s’immisceront par une quelconque action, sur notre route. Et avançant, avec la vitesse variant, nous changeons d’états, régulièrement, entre optimisme et désespérance, à défaut de ne pouvoir rien faire d’autre.

Les plaisirs de la route, c’est quand ça s’arrête, et qu’on fait tout pour oublier que ça va reprendre

Les plaisirs de la route sont parfois quand le moteur s’arrête, qu’on peut se dérouiller les jambes, pisser un bol, bouffer un bon laghman. Les équipages de taxi collectif d’un Och-Bichkek ne sont pas les derniers à le savoir. Ils ont l’expérience du parcours. Ils savent s’économiser, le rendre agréable et connaissent les meilleurs échoppes. Et quand un kirghize s’attable, cela peut prendre du temps, et son objectif d’arriver – vite – devient moindre, se dissipe dans des bouillons. Quand il rentre dans la voiture, c’est avec des bouteilles de soda recyclées où ce n’est bien évidemment pas du tout du soda dedans, si vous voyez ce qu’on veut dire. Et un sourire un peu figé. 

MPI_Article Och Bichkek_Image 2_Les pauses_P'tit dej

MPI_Article Och Bichkek_Image 3_Les pauses_Bozo

Le bozo, c’est la bière des grands-mères de là-bas. Dans les campagnes ou pour les jours de fêtes y compris dans les villes, il a résisté à la déferlante Baltika. Avec le kumis, c’est le truc le moins appétissant qu’il soit, pour un buveur de Baltika. Le bozo, c’est ni plus ni moins que des grains de mil germés, cuits et fermentés, et ça en fait de la bière, comme elle devait être chez les assyriens, si on suit la recette des tablettes argileuses exposées au Louvre, dans l’entresol de l’aile Richelieu, à droite en entrant, et doit être très semblable au dolo sahélien ou au tchapalo burkinabé d’aujourd’hui, renseignements pris. La bière est un truc sans frontière, et cela fait huit mille ans. Pourvu que ça dure.

Dans la bagnole, le breuvage – car il n’y a pas d’autre mot pour désigner une potion de la sorte –, que seul un druide pourrait vous faire avaler sous la contrainte d’un mauvais présage, s’échange de main en main. Les rots sont lancés sans retenue par les vieilles au foulard serré. Quelques caisses sont lâchées sans discrétion. A l’arrière, on se prend tout. Ca sent bizarre. Il ne manquait plus que ça.

Et puis ça fait chanter le bozo. Les vieilles commencent à entonner des chants des champs et des veillées, peut être mêmes des trucs qu’elles traînent depuis l’école primaire ou de mariages arrangés en mariages arrosés, en tout cas des standards que tout le monde connaît du début à la fin. Celle qui a le meilleur timbre prend le lead, les autres suivent. Rien d’extraordinaire, jusqu’au moment où les autres essayent d’y aller un peu plus franco, en forçant la voix. Le bozo a, malheureusement, l’effet escompté. Ça a tout l’air d’être du très bon bozo. Bien sûr, on nous demande à notre tour de pousser la chansonnette. Moment de flottement. On connaît bien quelques refrains, mais jamais beaucoup de couplets. Même en France, quand on sait qu’il suffit de lancer la chanson et qu’on pourrait être aidés, on ne sait jamais sur quoi partir, mais là, on sait qu’on va être seuls, que pas un de ceux-là ne va rien pouvoir pour nous. Comme on sait qu’en Russie, Patricia Kaas, c’est une grande star, et comme on sait qu’ils regardent sans arrêt les conneries de la télé russe, on tente un truc en le massacrant du mieux possible pour qu’ils nous demandent d’arrêter. Mon mec à moi ne vit pas bien longtemps, enfin juste deux refrains coup sur coup avec deux demi-bouts de couplets accolés entre les deux : juste ce qu’on connaît. Mais comme ils insistent pour qu’on continue, là on est vraiment dans l’embarras. On sait que Mireille Mathieu, c’est peut être encore plus fort que Patricia Kaas chez eux. Mais alors là on est sec de chez sec, et puis on s’attaquerait à l’idole, enfin possiblement, et c’est toujours dangereux. On ne la passe plus sur les télés françaises. Peut être même que c’est elle qui a donné l’idée à Gérard. Elle doit être devenue russe. Il a fallu oublier. Alors on est allés se chercher dans le fond du crâne aux Champs Elysées. On vient de Paris après tout. On fait le taff, mais un peu à l’expéditive, parce qu’en fait on n’en connaît pas beaucoup plus sur les Champs que sur son mec à elle. On doit abréger le massacre. Un mec ou une meuf sous bozo, ça peut réagir de manière imprévisible. On est finalement laissés tranquilles. Deux coups auront suffi. On se repose un peu, on se fait oublier, et on profite de l’ambiance de yourte mouvante, qui reprend ses droits de plus belle.

Les arrêts suivants sont plus calmes. Il faut se recharger en eau avant le col et ses interminables virages. Les femmes vont à la rivière pour se rafraichir et dégriser. Il s’agit d’être prêts. Avec l’altitude et la route à venir, on peut se sentir un peu à côté de ses pompes sans problème. Le col de Tör-Ashuu est un peu trop long pour que la nausée ne prenne pas à la gorge les plus faibles.

MPI_Article Och Bichkek_Image 4_Les pauses _De l'air

MPI_Article Och Bichkek_Image 5_Les pauses _Détente

MPI_Article Och Bichkek_Image 6_Les pauses _De l'eau

MPI_Article Och Bichkek_Image 7_Les pauses _Ca va encore

Dans le sens du retour, on ouvre la vodka qu’une fois le col passé. C’est pratique, il vient quasiment après le départ de Bichkek. Une fois la corvée expédiée, on commence les arrêts longs, et la fête avec. Là-dessus, il faut reconnaître que les chauffeurs kirghizes ne sont pas chiants. Ils ne sont pas à deux minutes près, et si on a envie de pisser, de bouffer, ou juste de sortir se dégourdir les jambes, ils s’arrêtent sans trop rechigner.

Alors que nous avions quittés Bichkek vers six heures trente, passés le col le pied au plancher juste pour pouvoir ne pas reculer dans les fortes pentes, on s’est laissés glisser tranquillement jusqu’à la plaine, et lorsque nous sommes arrivés dans des altitudes un peu plus basses, un peu plus chaudes, nous avons fait notre premier repas. On s’est installés sur une petite estrade et on a commandé un bon plat. Pour nous, laghman et tchutchvara, et pour le passager avant et la conductrice, un genre de bechbarmak du quotidien. Pour le passager avant, ce voyage pour Och est sans doute un jour de fête, ou alors juste un jour à animer car sinon il devient insupportable. C’est à mon avis plutôt dans ce sens là qu’il faut le voir, car sans rien dans le sang, c’est juste le jour le plus insupportable qu’il puisse être, même si la route est belle. Il se fait apporter une bouteille de vodka. On ne va quand même pas manger sans vodka mec ? Et peu importe qu’il soit juste avant dix heures du mat’. Il m’en propose. Comme je sais qu’il a raison, qu’à aller c’était un peu insupportable sur la fin, je ne dis pas non, enfin je fais juste un peu la mijaurée par politesse, histoire qu’il ne pense pas que je comptais sur lui pour qu’il me paye la vodka. Il en propose quand même à Juliette, mais avec moins d’entrain, voire même une espèce de proposition de principe, parce qu’il ne savait pas trop comment gérer la situation. Des fois, dans certains pays, la femme blanche ce n’est pas vraiment une femme, c’est plutôt un genre de troisième sexe. Les gonzesses, peuvent picoler sans problème au Kirghizstan, mais de la vodka à dix heures du mat’, a priori ça reste quand même un truc de bonhomme. De toute façon Juliette refuse. Pour une féministe comme elle, j’ai trouvé ça un peu couille molle. Les hommes restent donc seuls devant la bouteille. Ils ne vont pas se défiler. Elle fait le saut en six bols, une deux trois, le temps d’avaler les plats.

La reprise de la route est dure. Mais elle finit par ne plus être reprise, et à passer, avec les kilomètres Un peu plus tard dans la journée, alors que nous étions le long de la frontière ouzbèke, entre Shamaldy-Say et Kotchkor-Ata, notre passager s’était réveillé de sa petite sieste, et s’était mis à passer quelques coups de fil. En raccrochant de l’un deux, il informa la conductrice de son intention de s’arrêter dans ce qui se révèlera ne pas être vraiment un village, sinon une aire de repos à la kirghize : quelques baraques et vendeurs à un carrefour, de quoi se poser pour « manger » à l’ombre. Notre ami sort de la voiture et s’adresse en ouvrant les bras à un vieil homme, assis à une table et qui semblait nous attendre. Le vieil homme se lève embrasse son ami. Il nous accueille ensuite comme si nous étions nous aussi attendus. Tournée de samsa générale, et première bouteille. Une fois cela fini – un petit quart d’heure ont suffi tellement nous étions tous contents de nous retrouver, vieille branche –, le vieux fait des signes pour qu’on remette des samsa et file chercher la petite sœur. C’est reparti pour un tour. Ça a commencé à tapé dans les têtes. La deuxième bouteille semblait plus longue que la première. Juliette a commencé à déclarer forfait au bout de trois verres, parce que là le gars a pas fait dans la dentelle avec elle, il lui en a servi alors qu’elle disait non. Non mais c’est pas toi qui décide Juliette, t’es l’invitée. Bon elle a quand même réussi, avec l’aide de la conductrice, à le calmer quand il insistait. Et puis quand il a vu que le Niet spassiba commençait à devenir compliqué pour elle, il l’a joué un peu plus mollo. Il ne fallait pas aller plus loin, ça aurait pu être contre bénéfique. Si elle nous prenait la vodka pour aller nous poser une galette dix kilomètres plus loin ou directement sur le siège, ça aurait été gâché. Mieux valait qu’on s’en occupe nous même.  

MPI_Article Och Bichkek_Image 8_Les pauses _Arrêt au stand

MPI_Article Och Bichkek_Image 9_Les pauses _Santé première

MPI_Article Och Bichkek_Image 10_Santé deuxième

Avant de repartir, finie la rigolade, il fallait quand même donner un peu de solennité à l’affaire, non pas qu’il n’y en avait pas en vidant les bouteilles, mais une petite prière allait nous faire redescendre un peu, et nous rappeler qu’il y avait encore quelques kilomètres et qu’il fallait rester prudent. Les paumes tournées vers le ciel, le passager avant obtient le calme facilement, tout le monde redevient grave et il entame une petite psalmodie. Etait-ce un enchainement de quelques sourates, juste ce qui lui passait par la tête, une antique prière chamanique pour laquelle il faut bien être à deux grammes pour la saupoudrer d’Islam ? Je n’ai même pas finalement remarqué s’il s’agissait de russe, de kirghize ou d’arabe. J’avais la tête trop chaude, et j’en étais le cul par terre, avec les images qu’on nous donne de l’Islam, de ce qui était en train de se passer. Et puis les prières à table, ça n’a jamais trop été mon truc. Au Mexique déjà, ça me foutait toujours mal à l’aise quand avant de bouffer fallait remercier le seigneur en joignant les deux mains. Mais pourquoi, pour cette plâtrée de frijoles rerecuits ? Prier pour aussi peu, c’est avouer ne croire en rien.

Les questions de la route, c’est quand c’est tellement long qu’on pense à tout autre chose

Quand l’ambiance est retombée d’un cran, que les grammes ont endormi ceux qui chantaient le plus fort, comme il faut tuer le temps, ceux qui aiment trop la longueur de la route et préfèrent résister à l’assoupissement, essayent de se convaincre que l’on peut encore communiquer. Le mec le plus chelou de la voiture, la cinquantaine sans doute que sur sa carte nationale d’identité, voyageant seul, visiblement dans l’état de quelqu’un à seulement mi-soirée, ayant déjà fini de saouler les autres, se décide à une petite causerie qui se révèlera être assez chiante pour rester poli. Parfois, parler avec les locaux, c’est juste insupportable. Pour nous parisiens, il est même assez inhabituel de parler dans les transports en commun. Après avoir répondu à quelques questions de base dans l’esprit du baron Coubertin, avec même l’impression de parler mieux le russe que sa mâchoire, viennent les questions liées à l’argent. Il ne manquait plus que ça. On vous a dit, ceux qui voyagent dans cette galère sont les vieux ou les miséreux.

Pour ces derniers, l’argent est un sujet qui fait rêver. Et parfois, le miséreux donne le bâton pour se faire battre le moral. Les questions vont de combien ça nous a coûté pour venir ici, quelle est notre monnaie et combien vaut-elle par rapport au som, combien nous gagnons quand nous ne sommes pas sur la route. Mais nous ne sommes pas toujours à l’aise avec notre statut, alors que nous n’y pouvons rien : l’Europe a pu jouer ses cartes plus tôt que la plupart des autres régions, et sans discuter de la forme, ce n’est pas de notre faute si Staline a été imposer il y a presque cent ans sa vision de la vie à cette partie du Monde. Redevenu pays il y a vingt-cinq ans à peine, son jeune âge et la rareté de ses ressources sont a priori deux bons talons d’Achille pour le Kirghizistan. L’effondrement de l’URSS qui lui tirait la production vers le haut, a dû en plus être ressenti comme un gros coup de latte derrière le genou. Certes un bon moyen pour repartir de zéro. Mais il est vrai que sans tonton Staline et ses ivrognes successeurs, qui ont tout fait capoter au cours d’une beuverie de trop – tout dépend de quel côté l’on se place–, on ne sait pas bien où en serait le Kirghizistan aujourd’hui, si ce n’est à contempler ses montagnes. Il n’y a pas eu que de bon, pas que du mauvais sans doute non plus : mais nous on n’écrit pas d’histoires. Il est malgré cela, toujours difficile d’assumer que l’on a été gagnant au tirage, ce que nous pensons. Allez donc lui faire comprendre à cet imbibé, qu’à ce moment là du voyage, nous sommes encore payés, et que sans lui dire combien, nous gagnons sans doute quarante fois plus que lui, rapport deux fois plus important que celui que certains partis politiques gauchistes de l’Ouest voudraient introduire entre le tout grand patron et le dernier des ouvriers.

L’argent revient souvent comme une problématique dans ce genre de voyage où nous sommes directement confrontés à ceux qui ont moins que nous sans le vouloir, bien au contraire. Déjà de par la vigilance que nous devons avoir à chaque transaction pour ne pas tout payer quatre fois plus cher, puis par le rapport, vraisemblablement lié, qu’il introduit entre le nous et le eux. Et donc, même si ce rapport, ce quotient régional, a son importance, il faut avouer que la question de l’argent nous est posée dans les deux sens : c'est-à-dire le leur sur l’instant, et le nôtre, une fois rentrés au pays. Souvent, il nous est posé la question sur la pauvreté que nous aurions vu. Cette question mérite d’être posée, comme toute question, car il se dit qu’il n’y a pas de question conne, mais sans doute la réponse que nous formulons est inattendue pour ceux qui nous la posent.     

À part l’Inde, que je viens de découvrir tout récemment, il faut dire que l’on ne voit pas plus de pauvreté dans les régions que nous avons traversé entre Moscou, Pékin et Téhéran, qu’à Paris. D’ailleurs, dans le métro et dans les rues de Paris, on voit de la misère. C’est quand même un cran au-dessus. Parce que la misère, il y a une histoire derrière, et une perte de la dignité humaine. Les pauvres que l’on voit au Kirghizistan, c’est juste qu’ils ne vont pas partir en vacances à Paris ni même dans un Center Parcs, mais ils ont de quoi bouffer, se faire une bouteille de bozo tous les jours, dormir sous une yourte où on fera cuire un mouton qui tiendra la semaine, et se rendre de temps à autre à la capitale moyennant un peu de transport dont on ignore le temps qu’il va mettre. C’est un peu l’équivalent des mecs qui ne vendent pas du shit mais qui habitent aux confins de Sevran ou de Bobigny, avec le RSA qui remplace la famille. C’est des gens qui vivent simplement, sans pouvoir faire autrement, même avec toute la bonne volonté du monde. Ils vivent loin de la richesse des plus riches, qui même à Bichkek, la capitale, est encore assez bien cantonnée et pas trop tape-à-l’œil. Eux vivent dans les campagnes, loin des choses inatteignables, sur des terres dont on ne sait pas à qui elles appartiennent et si elles ont une valeur, et la probabilité est mince qu’un gros riche vienne passer juste devant dans le seul but de les emmerder.

À Paris, c’est donc tout l’inverse. Les plus désœuvrés deviennent rapidement fous de constater l’indifférence de ceux qui n’ont jamais eu de questions à se poser par rapport à l’argent. Se figurer comment on peut avoir un tel gouffre entre soi et les autres est une prouesse d’analyse quand on est au niveau du bitume. Il y a cette famille – ils doivent être syriens ou roms, déjà à cause du look, mais les autres sont plutôt des loups, solitaires ou en meute, mais pas en famille –, assise en bataille contre une vitre d’un bon bistro où il est écrit juste au-dessus 17h-21h • Happy Hours. Ils sont le dos collé à la vitre comme si elle allait pouvoir les réchauffer, et derrière eux, ceux qui jouissent, ceux qui boivent du champagne en faisant défiler les clic-clac de l’après midi, les clic-clac sur la dernière tuerie d’appareil de Nikon, le D500, un truc de professionnel mais qu’on s’est offert sur un coup de tête parce que dans une soirée du Rotary, Bobby la grande gueule de photographe de mes couilles en a parlé en disant qu’il avait une super réactivité, un capteur de dingue et que plus léger c’est pas possible, bref que c’était vraiment de la bombe ce boitier, alors oui, pourquoi pas tester après tout, et puis surtout pour ce nouveau voyage à Paris, le quantième chérie rappelle-moi, ça nous change de Boston pas vrai, garçon deux autres coupes voulez-vous.

À Paris, parmi les plus infortunés, ceux qui ont quitté l’Erythrée. L’« impayable » (joke) papy héros de l’indépendance, qui fait chier depuis quatre-vingt treize avec son parti unique, ne leur a guère laissé le choix, si l’on en croit l’exode démentiel qui continue de vider par légion le pays. Non, ça n’a plus l’air d’en exciter des masses, la vie de patachon de là-bas. Puis ils ont dû s’extraire des mafias de passeurs soudanais, rester dans des camps du sud libyen – oui mais pourquoi faire ? – éviter les rafles d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique qu’on ne sait même pas vraiment à quoi se limite leur territoire d’actions de merde, car définitivement le Maghreb n’a jamais paru aussi grand, traverser la Méditerranée comme en jouant à la roulette russe, dans la nuit, à soixante sur une banane gonflable tirée par un moteur de tondeuse, pour aller s’échouer – au mieux, car souvent c’est soit ramassé in extremis au filet à crevettes par trois gardes côtes italiens habillés comme des ouvriers en abattoir, soit direct au fond pour les poissons, autrement dit tôt ou tard, vous les mangerez dans votre bouillabaisse bande de cannibales – au terme d’une sélection naturelle épouvantable et plusieurs mois de calvaire, sous un pont de la Porte de La Chapelle, pour les plus chanceux.

Au Kirghizistan par exemple, trouver ce genre de parcours est impossible. Le plus pauvre se dit juste qu’il est né dans une famille avec un peu moins de chevaux que les autres et que le retard n’est pas impossible à combler, et même pas forcément utile à combler. À Paris, il y a ceux qui crèvent sur les quais du métro. Ceux qui nous voient passer, pressés, ces mecs qui ne sortent jamais à la lumière, qui restent collés à un siège derrière lequel ils ont caché trois sacs en plastique de tout ce qu’ils ont, qui dorment assis dans des positions qui donneraient à penser que leurs os sont devenus mous, ces mecs que l’on ne voit même plus respirer sous la couche de couvertures qu’on ne donnerait pas à un chien errant, ces mecs qui se pissent dessus tellement la 8°6 chaude est un truc de sauvage, ces mecs qui défèquent le pantalon en bas des jambes, slip troué, souillé comme jamais, dans un couloir d’un mètre cinquante de large, samedi 18 heures, Châtelet, oui, c’est du déjà vu, parce que l’intention innée d’exister comme et parmi les Hommes, à force, s’est éteinte, parce que ces mecs n’ont même plus la conscience qu’un Homme n’est plus un animal comme les autres, ces mecs qui, à bout de force, dans une nuit plus froide que les autres, s’éteindront car mêmes leurs fonctions reptiliennes en auront eu marre de cette vie de merde, ces mecs qu’on ne verra donc plus d’un matin à l’autre et qui arrêteront de facto d’empester toute une station, alleluia, tous en chœur, ces mecs qui seront finalement emmenés sans que personne ne se manifeste ou ne s’en émeuve, dans ce que l’on appelle désormais bien poliment, le carré des indigents. Tous les matins avant d’arriver au travail, dans le Paris souterrain, je vois plus de misère que je n’en ai vu pendant plus de quatre mois sur toute notre route, et plus que je n’en ai jamais vu ailleurs. Et c’est ça qui fait mal.

Des fois sur la route, on pense à des choses qui paraissent au départ connectées avec ce que l’on voit, mais qui dérivent rapidement et qui finalement ne le sont plus tant que ça. Au contraire des choses qui nous ramènent vers le chez nous. Mais on se perd souvent en regardant les villages et les plaines défiler, et c’est quand même mieux que les quais du métro.

Les angoisses de la route, c’est quand mieux vaut ne pas trop regarder devant, mais juste sur les côtés, et encore

Le goudron défoncé par les hivers, donne en nid de poule autant d’obstacle qu’on en souhaiterait sur une course de Mario Kart. Les chauffeurs zigzaguent en devant garder à l’esprit que contrairement à dans Mario Kart, on roule dans les deux sens ici. Gymnastique de l’esprit parfois trop compliquée, d’autant plus quand il faut prendre en considération tout ce qui peut débouler de par les côtés. Inévitablement, à intervalle plus ou moins régulier, la bagnole tape violemment au fond d’une cavité. Maintenir le contrôle du véhicule dans ces conditions, tout en anticipant les initiatives des autres, encore plus connes que les siennes et que celles que l’on a vu jusque là, ça reste du grand art.

Des véhicules carbonisés on en a vu sur les routes des grands cols. On a même vu un bus où la cabine du chauffeur était tout simplement renfoncée en totalité. Le gars devait forcément avoir vu sa vie défiler, s’il en a eu le temps, mais il n’a pas dû souffrir, c’est au moins ça. Notre conductrice a arrêté de rire un instant avec nounours, a levé un peu le pied pendant quelques kilomètres, mais a fini par reprendre comme avant. Qu’est ce que vous voulez faire, lui faire reprendre son virage à ce con de chauffeur de bus ? Bien sûr que ça fait mal à voir, mais il y a une chance sur deux pour qu’il l’ait bien cherché.

On vit donc dans l’angoisse sur les routes du Kirghizistan, et sur un trajet de douze heures, c’est long. Ce n’est même pas du tout reposant. À l’aller, coincés sur la banquette arrière de notre minibus aux vitres fumées, nous avons même fini par être les témoins d’un jeu inconscient entre notre chauffeur et celui d’un autre minibus, qui s’étaient pris la tête à ce qui fait office de péage un peu après le col de Tör-Ashuu. Le décor de la course est donc celui de la descente du col précité, et l’arrivée dans les faubourgs denses de la capitale. Rien de mieux pour se tirer la bourre, y compris au milieu d’un convoi de camions de l’armée qui indiquaient à grands signes autoritaires de les laisser passer, en restant bien sages. Mais notre chauffeur, tant excité de n’être encore arrivé et piqué au vif par le jeune insolent qui conduisait l’autre minibus n’eu cure des invectives de l’infanterie. C’était une affaire d’hommes et peu importe les femmes et les enfants (je parle de nous) qui étaient embarqués à l’arrière. Prendre une voiture au Kirghizistan c’est laisser son destin entre les mains d’un autre. Mais il n’y a guère de choix pour se déplacer, dans ce pays là. 

Faire le trajet de Och à Bichkek ou de Bichkek à Och, permet finalement de comprendre combien la prise de risque peut être une notion si différente parmi les Hommes. Des fois, même, pour être bien clair, on se demande si ce n’est pas le juge de paix pour savoir lesquels sont tout simplement cons. Car on se demande surtout à quoi ça sert de le dépasser là, à l’aveugle, en montée, en troisième file imaginaire, celui qui est lui-même déjà en train de dépasser, alors qu’on sait qu’en face ça va arriver, si ce n’est pas aujourd’hui, sans doute demain. On a l’impression que la route, en Asie Centrale, est un pont entre la Terre des Hommes et l’au-delà, et que les Hommes confient leurs vies à un quelque chose que l’on appelle destin, et que c’est à cela qu’on reconnait les bons des mauvais. On a l’impression que les vrais hommes sont ceux qui peuvent faire tourner le barillet, attendre le signal, poser le pistolet sur la tempe, et appuyer sur la détente. On a l’impression que chaque nouveau dépassement appelle à glisser une balle supplémentaire dans le barillet, et à recommencer la séquence. Mais le seul problème dans tout ça, c’est que suivant la chance du chauffeur, l’affaire peut revenir à tirer une balle dans la tête de tous ceux qui sont montés avec lui, en négociant pourtant  leur siège comme si l’héritage qu’ils laisseraient en dépendait. Il y a un seul joueur mais il peut y avoir plusieurs perdants. Des gagnants il n’y en a jamais. Si gagner c’est arriver à destination, faut commencer à se poser des questions sur les règles du jeu. En tout cas, nous on attendait à l’arrière et on n’avait pas la décision. Dans la vie, il y a ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Nous on a presque dû creuser plusieurs fois.

Les mystères de la route, c’est quand on se demande en regardant la carte si c’était bien nécessaire de faire un tel détour, et quand on en vient à parler de sa perception

Lorsque la route est longue mais que sur la carte ça fait des serpentins ou de grandes paraboles, on peut ressentir un certain agacement. Qui et pourquoi a dessiné cela ? En plus ça a dû être plus long à construire. Alors pourquoi contourner complètement ce lac ? Pourquoi emprunter tel versant de la montagne ? Pourquoi passer par cette vallée plutôt qu’une autre ? Pourquoi traverser ce petit village plutôt que celui d’à côté ? Mais tout ceci doit rester de l’ordre du mystère pour être supportable. C’est exactement le même principe que dans un long film à suspens : si l’on résout directement l’affaire, s’il n’y a pas de détours, il n’y a plus de sel, et on se fait chier dur. Autant mater une série bouclée, ça dure cinquante minutes et au lit, après la pub c’est une autre histoire.

Tout cela est donc bien nécessaire. Instaurer le climat, prendre des détours pour tromper, aller jusqu’au climax, redescendre vers un happy end osé. Mais encore faut-il savoir écrire l’histoire. On dit que les meilleures blagues sont les plus courtes. Que doit-on donc considérer ? Une blague qui fait mouche est en elle-même bien souvent un mystère. Ce qu’il faut considérer, c’est que la route entre Bichkek et Och n’est en rien une blague, en rien un mauvais film, tout juste un film un peu long sur la fin.

La route nous entraîne donc dans ses propres histoires. Nous n’avons pas connu les mêmes, à l’aller et au retour. Elle les adapte au gré des situations et elle se fait voir selon la disposition de ceux qui la regardent. Peut-être même sur l’instant, elle n’apparaît pas la même à l’un ou à l’autre. C’est cela qui est mystérieux dans la route. Pourquoi avons-nous finalement raconté nos deux trajets de cette manière ? Pourquoi avons-nous choisi les images qui vont suivre pour vous dire que la route est belle ? Et bien parce qu’à un moment, la route a fait défiler des images à nos yeux, qu’on les a prises telles quelles, mais à notre propre fréquence, et que un an après, quasiment jour pour jour pour le voyage aller, des segments entiers restent encore intacts dans nos têtes. Comment cela est-il possible ? Ne pas boire la vodka est déjà une première réponse : c’est vrai que du voyage retour il y a quelques kilomètres confus. Mais cette réponse est un peu légère et n’est évidemment pas ce que l’on cherche à comprendre. La réponse n’est pas évidente. Il faudrait faire appel à des experts. Ou considérer que le mystère est trop grand.

Tout ce que l’on peut dire, c’est que cette route nous a touchés, beaucoup, dans sa beauté et dans son épreuve, dans les rencontres mystérieuses que l’on y a faites et le soulagement de s’en sortir à la fin, dans sa bonté de nous relancer par deux fois vers de nouveaux horizons et de nous donner autant de souffle, lui qui peut pourtant manquer au niveau des cols, et enfin, dans son interprétation magistrale de l’incongruité astronomique, dans le rôle du trou de ver choisissant le chemin le plus lent pour faire passer d’un monde à l’autre, de l’une à l’autre de ces deux régions de ce si petit pays, qui sont tant isolées entre elles.

La beauté de la route, en fait, c’est dans tout ce qu’on a dit avant et dans tout ce qu’on vous propose à voir maintenant

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