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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie
12 mars 2021

Du coton et du blé : un interlude inopiné avant de réattaquer une grosse séquence de mosaïques

La route que nous avions prise, en obliquant au sud de Samarcande et en s’aventurant vers Chakhrisabz, « surprenante » ville que nous vous avons décrite au précédent article et dont vous vouliez tout savoir sans jamais avoir osé le demander, avait donc pour vocation de faire un écart par rapport au tracé habituel pour rejoindre Boukhara depuis Samarcande. On avait à l’article précédent parlé de petite fantaisie avant de rentrer dans le rang, et en effet, comme vous avez pu le lire, c’était une pure fantaisie. Mais quand une fantaisie est agréable et qu’elle ne sert à rien, elle n’est pas loin d’endosser le beau rôle, dans une aventure comme la nôtre, si rythmée.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 1_La carte

Temps ainsi donné dans cet article de faire passer cette fantaisie comme véritable opportunité d’aborder tous ces thèmes qui nous paraissaient inévitables, lorsqu’il s’agit de l’Ouzbékistan. Mais des thèmes qui n’ont encore trouvé place dans les récits passés et qui, au vu du programme à venir, à base de mosaïques principalement, seraient encore plus à la peine sans ce temps dégagé. Il nous fallait profiter des 350 kilomètres de cette route sud entre Samarcande et Boukhara, cette route à travers cette province de Kachkadaria, géographiquement partie supérieure du goulet d’étranglement vers l’Afghanistan qu’elle forme avec la province de Sourkhan-Daria, fonctionnellement autre grenier à coton du pays (en complément de la vallée de Ferghana), et littérairement parlant grande oubliée des livres.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 2_Sur la route Sud

L’intérêt de se rendre à Chakhrisabz était donc au début pour nous celui de découvrir ce qu’il se passait dans cette province de Kachkadaria. La lecture d’une belle petite bourgade restée dans son jus avait achevé de nous faire obliquer, mais davantage comme une cerise sur un bon gâteau que comme réelle nécessité de fêter un anniversaire. Nous y avons vu des tombeaux et des ruines que nous ne soupçonnions pas, sans doute parce qu’en fait nous n’avions pas tant lu sur Chakhrisabz, et que seul le fait de quitter une route toute tracée nous avait guidé. Nous avons été surpris par la capacité d’aménagement urbain des villes dont aucun n’a jamais entendu parler, et qui à l’inverse de chez nous parfois, vont de l’avant sans se poser trop de questions. Nous y avons même mangé dans un bon snack, signe de jeunesse entreprenante, de prospérité.

Mais cet article n’a pas pour but de vous évoquer à nouveau cette ville dont nous taisons désormais définitivement le nom et dont nous voulons oublier l’orthographe. Si nous voulons arrêter d’en parler et arrêter de l’écrire, c’est pour aborder plus largement des campagnes, plus que d’une ville qui deviendra sans aucun doute comme ses voisines que nous décrirons prochainement : une ville à hôtels et à bons restaurants pour nos concitoyens qui désormais peuvent jouir de leur temps et d’un système qui marche encore.

La réalité de la campagne est tout autre. Déjà on peut dire qu’il y a campagne, car cette route en forme de banane, ou pour les plus orientalisants, en forme de croissant de lune, traverse des zones de cultures, parfois de petits bourgs, souvent de petits centres d’activité. Ce n’est pas le désert, il n’y a pas d’oasis. C’est la campagne dans sa définition de rythme et d’activités que l’on ne veut pas voir en ville. Elle est traversée d’une route qui supporte sans plier et sans rougir le nom de route principale, car finalement c’est la plus belle et la plus pratique du coin.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 3_Vers Karchi

MPI_Article Sur la route UZ_Image 4_Vers Karchi again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 5_Vers Karchi again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 6_Vers Karchi again again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 7_Vers Karchi again again again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 8_La route enfin

MPI_Article Sur la route UZ_Image 8_Voie principale

Si les digressions sur la route ne vous intéressent pas (ou plus), vous pouvez zapper cette partie.

En France, on s’est constitué un réseau de goudron et d’asphalte hallucinant. Aux alentours de deux millions de kilomètres. On a fait le nécessaire pour desservir une ferme, un hameau en péril, un point de vue en haut d’un col dont on aurait pu se passer en empruntant les routes qui avaient été développées en bas, et qui pouvaient permettre de contourner le monticule sans doute tout aussi vite. Cela sert au moins au Tour de France et aux bandes de motards qui, venant d’ailleurs, font rutiler en été leurs machines, sur ces routes qui semblent avoir été créées pour cela. On se demande parfois qui a payé et dans quelle logique. Mais le confort des auberges que l’on y trouve au bout, en haut, et qui nous permettent de nous échapper, nous guide la plupart du temps vers d’autres réflexions. En France, on peut aussi rouler sans cul-de-poule. On a beau dire, mais la route est tout de même souvent un billard. Il y a tous les réseaux secs et humides qui vont bien pour faire passer de part et d’autre le nécessaire à nos vies. Parfois, sur nos autoroutes, canal sans écluses imposant l’arrêt (hormis les grandes barrières de péage qui nous exaspèrent l'été), rapides mis sous contrôle, on a dû prévoir des passerelles pour faire traverser les cervidés et des caniveaux pour faire passer les amphibiens. Il doit y avoir des pancartes pour les guider, avec des pictogrammes et des directions. Les rongeurs, eux, peuvent prendre les deux franchissements.

Ici en Ouzbékistan, les hommes et les bêtes doivent s’y prendre à deux fois avant de traverser. Un peu comme sur la rue de Paris, celle que l’on a dans beaucoup de nos villes de périphérie et qui n’est jamais cette rue calme de zones pavillonnaires, auxquelles on réserve souvent les noms de fleurs ou d'oiseaux. La rue de Paris se veut parfois la rue des magasins, parfois la rue la plus large pour faire comme, parfois la rue qui est dans l’axe qui la vise, en petite couronne. Et puis des fois elle a juste le suffisant d’ingrédients pour accueillir quelques assassins de la route que Paris ne peut accueillir en propre. Paris, des assassins de la route, elle en a envoyé en province, mais aussi un peu partout dans le Monde. On ne sait pas bien si ça faisait partie du package de Napoléon, de la colonisation, ou du simple fait que Paris, toujours copiée (mais jamais égalée), a au fil des décennies, su exporter son savoir-faire et suscité les contrefaçons. Mais oui, ici, en Ouzbékistan, les campagnes ne sont pas aussi faciles que chez nous. Dès que la route principale est quittée, les chemins sont carrossables, certes, mais il faut y rouler au pas, et la poussière se soulève. Les autoroutes sont des pistes goudronnées qui filent tout droit, deux voies sans barrières. Ces routes n’ayant pas été construites pour rien, les points de vie se succèdent. En toute objectivité il faudrait d’ailleurs voir la chose à rebours. Les points de vie se constituent généralement au bord des fleuves et des rivières, mais aussi des routes qui peuvent assurer le flux. L’état des routes confirme alors le bon fonctionnement de ce qui a été créé autour, par opportunisme. Et en Ouzbékistan, les aires de service sont les cafés et les épiceries de nos départementales.

Si ces nouvelles digressions sur la route ne vous ont pas intéressé, ou que vous ne les avez pas lues, mais que vous êtes tout de même sensible à la question de l’urbanisation et de la ruralité en Ouzbékistan, ne zappez pas cette partie. Mais quand même ; une petite histoire en route, en guise de rattrapage.  

Avec ces lotissements qui pourraient trouver chez nous le nom de baraquements, ces champs qui doivent rester accessibles et ces routes qui doivent permettre d’extraire des champs, on est loin du désert. À hauteur de satellite**, on peut clairement faire la différence d’entre le sable d’un désert bien réel et le vert-brun des parcelles qui se sont développées, en zones concentrées. Dans les parties de sable, la vie continue tout de même par endroit. Collée à la bande de bitume, elle laisse par endroit quelques kilomètres carrés à d’autres formes qui n’en sont pas encore au même stade technique et politico-commercial que COLAS et FAYAT, et sans doute, pardon pour eux, bien d’autres.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 9_La vue satellite

Alors que voyons nous le long de ces artères de vie ? Artères ou veines, d’ailleurs ? Lesquelles peuvent être considérées comme amenant le sang neuf, lesquelles se chargeant de la besogne du sang vicié ? Comment les reconnaître ? Comment faire la différence alors que les routes sont faites pour le double sens, quelle que soit leur largeur ? On voit ce que doivent être les organes à faire fonctionner. Le mécanisme solidaire de l’apport et de la décharge n’est qu’un. Un bras, une jambe, une tête à besoin des deux réseaux à chaque instant. On ne sait jamais si ce sont les routes qui ont créé les oasis, la poule l’œuf, les vaches le fromage, le cœur les organes, l’URSS l’Ouzbékistan d’aujourd’hui. Et pour le désert, on ne sait pas si le résultat est à associer à la nonchalance de l’Homme, ou à la clairvoyance qu’il peut avoir par moment de ne pas s’attaquer à plus fort que lui. Mais la question qui se pose, en voyant ces tentatives de gagner sur lui, c’est : comment les Hommes se sont répartis sur cette planète, pourquoi par endroit, alors que rien n’était propice, ils se sont installés et ont fait des miracles d’ingéniosité pour persister dans leur établissement, contre toute logique** ?

Ainsi, s’est développée la culture du coton dans cette province de Kachkadaria, à la porte du désert du Kyzylkoum. Tout comme son arc miroir Samarcande - Navoï - Boukhara, au nord. Tout comme un peu plus au nord-ouest, sur la zone Ourguentch - Dashoguz, île verte au milieu du désert, partagée par deux anciennes républiques du Turkestan russe, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. C’est que la vallée fertile de Ferghana, productrice historique ne suffisait plus à Moscou, dès le XIXe siècle. Au XXe siècle, l’Amou-Daria, savamment pompé, a permis d’apporter l’eau nécessaire pour développer de nouvelles zones de cultures, et d’intensifier la production, quelques produits dignes de l’Elixir du Professeur Ortega (EPO) agrémentant la recette. Aujourd’hui donc, l’Ouzbékistan vit encore sur ce système d’irrigation. Et que ce soit l’Amou Daria au sud, lequel est très sollicité par la partie turkmène (via le canal du Karakoum, l’Amou Daria alimente indirectement Ashgabat, capitale turkmène collée à l’Iran, après 900 km à travers le désert), ou le Syr-Daria, en vallée de Ferghana puis au Kazakhstan côté nord, qui détournés dans les champs du Turkestan ont conduit à assécher ce qui était la mer d’Aral***.

Quelques aménagements de génie civil permettent donc à l’hydraulique de faire pousser l’or blanc à peu près n’importe où. Quelques civils dont le temps est aménagé permettent d’en avoir extraction peu coûteuse. On a pu lire que les étudiants ouzbeks au lieu de faire trois semaines d’intégration à se murger la gueule et à faire des jeux stupides au nom des traditions d'intégration, devaient passer un petit mois dans les champs, en remerciement par anticipation de l’année universitaire à venir. D’autres devraient quitter sans enthousiasme leur emploi pour aller aider la patrie aux champs. Sans en avoir tous les détails et n’étant en capacité d’apporter nous-même la preuve d’un tel systématisme, nous avons vu, il est vrai, quelques camions avec une vingtaine de jeunes à l’arrière se diriger vers les champs, en ce mois de septembre de récolte et de pré-rentrée.

La récolte, manuelle, draine également de nombreuses femmes et familles dont tous les membres, même de très jeunes, sont à la tâche, sous la chaleur écrasante d’une zone qui devrait être désertique. L’Ouzbékistan doit tourner autour du 6e ou 7e rang des producteurs mondiaux de coton, ce qui vu les moyens techniques et les surfaces allouées est une place honorable considérant le podium Chine – Etats-Unis – Inde. Elise Lucet s’était déjà émue, à sa manière, du coton ouzbek (pour de multiples raisons : catastrophe écologique et sociétale, réseaux financiers opaques, éthiques de nos enseignes) dont les révélations piquaient sans doute autant que les mains le sont dans les champs. D’autres ONG ou journaux internationaux ont évoqué des chiffres : jusqu’à deux millions de personnes, dont des enfants, forcées à la récolte à l’automne. Des enquêtes et analyses sont nombreuses sur Internet.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 10_Du Co Ton

Mais avec notre position filante sur ses axes, nous n'avons pu voir que de nombreux champs de coton prêts à être cueillis ou en train de l’être, mais avec un certain flou. Difficile de s’arrêter avec nos moyens de transport partagés, surtout au niveau de ces champs au travail. Peu d’images de qualité de notre part donc, mais il suffit des quelques bons mots clés dans la barre de Google pour avoir beaucoup plus d’informations. Ces longs kilomètres dans cette zone nous ont au moins permis de nous intéresser au sujet. En dehors de cela, c’était donc la campagne qui défilait à gauche et à droite de ces veines et de ces artères de bitume et d’une vie parfois donc un peu particulière et si différente de la nôtre.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 11_Farm and proud

MPI_Article Sur la route UZ_Image 12_Farm and mud

MPI_Article Sur la route UZ_Image 13_Warm and woody

Les artères, les veines. Elles permettent les métaphores, et sans doute aussi d’écrire des articles longs. Alors que nous nous étions promis d’aborder des sujets importants.

Mais les artères et les veines des Hommes travaillent, font fonctionner, sont nourricières. Elles assurent un boulot quotidien dans les usines et dans les champs, pour tenir des registres en tout genre, et sans doute pour faire des gâteaux sucrés pour les mariages. Et si dans les champs elles prélèvent, dans les rues des villes elles égrainent, frénétiquement. Action multi-quotidienne de l’Ouzbek qui doit acquérir la moindre denrée, solliciter le moindre service, rembourser la moindre petite dette. Ses doigts doivent rester agiles, la fonction « Comptage » de son cerveau alerte, toujours : bénéficier d’un bon système vasculaire et d’un bon système reflex est crucial pour sa survie, encore plus en Ouzbékistan qu’ailleurs.

C’est qu’en Ouzbékistan, a minima à l’époque où on l’a traversé (mais vous allez pouvoir comprendre un peu plus bas), il était (comprendre le passé, comme un conditionnel de sûreté) vital de savoir faire passer rapidement des petits bouts de papier entre ses doigts et que le cerveau arrive à suivre sans se tromper. Nous parlons de dizaines ou de centaines de petits bouts de papier pour une transaction des plus sommaires, à faire passer en quelques secondes d’un côté à l’autre pour prouver / à suivre d’un côté à l’autre pour accepter, avant de recompter pour accepter définitivement. Des dizaines, voire des centaines de milliards de mouvements de doigts quotidiens dans ce pays de 30 millions d’habitants, et qui participent à l’économie, malgré ou grâce à eux. Lorsque la plus petite des transactions, par exemple l’achat d’un oignon, vous nécessite de détailler une dizaine de billets, il faut de la vitalité au bout des doigts. Alors comment vont les doigts de nos vieux ouzbeks ? Toujours plus souples ou arthrite chronique généralisée ?

Si l’argent ne vous intéresse pas, vous pouvez zapper cette partie, mais c’est pourtant là qu’on parle du blé dont la mention était on ne peut plus explicite dans le titre de l’article que vous avez choisi de lire.

C’est qu’en Ouzbékistan, la question de l’argent entraîne des vraies problématiques de logistique, et vous impose de jouer franc jeu avec votre goût du risque. La monnaie, le soum, ne vaut rien. C’est-à-dire qu’un dollar vaut officiellement, en ce mois de septembre 2016, juste en dessous des 3 000 soums. Lorsque la calculatrice divise 1 par 2 970, ça donne 0,000337. On est pas loin de penser à l’écriture scientifique pour dire combien de dollar ça fait. Faut aller dans le dix puissance mois quatre. Mais le soum ouzbek, est une monnaie schizophrène, bicéphale. Au marché noir, 1 dollar s’échange aux environs de 6 400 soums. Ça ne change pas grand-chose à l’échelle de l’écriture scientifique, on sera toujours dans du quelque chose à dix puissance mois quatre, mais dans ton porte-monnaie de tous les jours ça fait un peu plus que 2 fois plus. 2,15 pour être précis. Si on te dit que pour le même billet que tu sors de ta pochette remplie de dollars tu peux acheter 2,15 fois plus d’un truc nécessaire tu fais quoi ? Ou disons, que tout ce que tu vas payer te coûte 2,15 fois moins, comme ça tu peux acheter des trucs moins nécessaires ? Qu’est-ce que tu fais si t’es normal ? Tu y vas, bien sûr. Mais y vas-tu avec la pression de la police ouzbèke ? Cette pression que nous nous sommes peut-être mise dans la tête tout seuls, en lisant, à droite et à gauche de sombres histoires sur des blogs de voyageurs. Et notre guide, notre Livre, notre Bible, qui nous le déconseille formellement. Epineuse situation. Dilemme s’il en est. Gestion du risque par une prudence dans les premiers jours, permettant de toper des taux intermédiaires mais dans des lieux safes, jusqu’à franchir le pas des ruelles et des parkings de marchés, entre deux bagnoles, en fin d’Ouzbek. Appât du gain ou vie raisonnée et économe ? Comment traiter ces deux systèmes, l’un tellement officiel et désavantageux, face à l’autre tellement usuel et généreux ?

A savoir que ce que nous avons vécu n’est rien. Les taux officiels du soum par rapport au dollars sont aujourd’hui, à fin 2020, pas loin du quatre fois pire. Tout s’est envolé, juste après la mort de Karimov. Il a fallu six mois entre février 2017 et septembre de la même année pour qu’un premier palier soit atteint. Septembre. Un an après. Tout cela était-il lié ? Le nouveau pouvoir en place a surtout décidé de quelques mesures qui n’étaient pas des mesurettes. D’abord une décision de réformer l’économie, et parmi un certain nombre de dispositions prises par le nouveau président, celle d’aligner le taux officiel à celui du marché. Les deux mois qui suivirent ont été, sinon l’effet d’un cataclysme, celui d’une régulation qui en disait long. On ne pouvait bien sûr lier un tel écart à un seul homme, si Karimov soit-il. Mais en deux mois tout s’est effondré. Ou peut-être aplani finalement. À début novembre 2017 un euro valait 9 400 soums. Dans les trois années qui suivirent, la dévaluation du soum n’a pas montré la même intensité, mais a continué de suivre sa courbe infernale, pour atteindre à l’heure de la rédaction de cet article, en novembre 2020, 12 300 soums, taux officiel. Alors que nous devions à l’époque trimballer des sacs à dos de billets de 1 000 pour aller au supermarché. Et que parfois, avant de partir en balade, on devait arbitrer entre la bouteille d’eau et les liasses de billets.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 14_La courbe

MPI_Article Sur la route UZ_Image 15_La déchéance

MPI_Article Sur la route UZ_Image 16_Le pognon

Les billets de 1 000 étaient à l’époque la coupure la plus courante. Il y avait aussi à de très rares moments des coupures vertes, valant 5 000. Clairement, elles étaient éparses, et nous n’en avons pas eu beaucoup lors de notre séjour. Sur la photo il y en avait 500.000 soums, sur les 1.300.000. Bien heureux étions nous d’avoir tapés ces coupures de 5.000. Elles avaient été mises en service en 2013, mais ne faisaient pas partie de l’usage courant en 2016. Depuis 2017, pour éviter l’emballement et ne pas atteindre les niveaux de l’inflation du mark, la banque nationale ouzbèke a édité des billets de 10 000, 50 000 et 100 000 soums. Le sac doit être plus léger pour aller cherche du pain, surtout pour une grande famille. Mais cela ne doit pas solutionner l’achat d’une voiture, d’une maison. Comment cela se passe-t-il donc, oserez-vous la question ?

En dollars, bien évidemment. L’Ouzbékistan n’est pas le premier à devoir de plus en plus considérer que sa monnaie (active) n’est rien, sinon le dollar. Même à Cuba, ils n’ont pas cru au rouble, et ont introduit en 1994 le peso convertible, indexé sur le dollar. Un dollar masqué, un faux dollar à sa vraie valeur ; quand dollar est le mot interdit. Néanmoins, ce système à deux monnaies est désormais révolu depuis le 1er janvier 2021, et le système monétaire est désormais unifié. Il reste le peso cubain, qui vaut 4 cents, et des billets de 5 pesos pour valeur maximale. Mais il reste aussi et surtout des magasins où on ne peut payer qu’en dollars. En vrai dollars cette fois. Depuis 2019, le dollar n’est plus persona non grata sur l’île, et pour acheter des biens à valeur élevée (voiture, électroménager, etc.), il faut bien en passer par là. Alors ces magasins n’offrent que cette possibilité. Si le système est un peu moins schizophrène avec la suppression du peso convertible, il ne devrait pas tout résoudre des problèmes des cubains les moins heureux en affaires.  En Equateur, au Cambodge, le dollar est devenu la monnaie d’usage, sans honte, et pour tout. À un stade plus officiel, plus avoué, plus assumé qu’en Ouzbékistan en 2016. L’Ouzbékistan d’alors était à un stade encore en dessous du Vietnam de 2010, où 1 dollar valait 25 000 dong, et les chambres d’hôtel se payaient entre 6 et 8 dollars. La circulation des deux monnaies ne posait pas de problème. Sauf à avoir été con, il ne me semblait pas qu’au Vietnam en 2010 il y avait un vrai marché noir. J’étais bien allé changer des 50 dollars dans des bijouteries un peu particulières, mais ça n’avait rien à voir avec la course au bon taux de 2016 en fin d’Ouzbékistan.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 17_Les bons conseils

Source : Le Routard. (Néanmoins, dire que le taux de change au marché noir était « très avantageux » jusqu’en 2002 est complètement stupide. Une mise à jour bienvenue serait d’écrire, « jusqu’en septembre 2017 », date à laquelle l’alignement des taux est entré en vigueur. Car en septembre 2016, le marché noir offrait des taux de 115% supérieur).

L’appétence au risque en Ouzbékistan à ce moment-là (et sans doute encore aujourd’hui) était donc de savoir si on allait se frotter aux vendeurs du marché, véritables dealeurs des cités lilloises. Dans leurs gros sacs en plastique des coupures par milliers. Sur les téléphones s’affichaient les taux. L’histoire que nous allons raconter maintenant est une histoire d’un peu plus loin que cette route sud de l’Ouzbek. Nous étions alors à Noukous, ville du nord-ouest. Pleins de certitudes, acheteurs habitués des points de vente les meilleurs. On en était à notre dernier échange du pays. Il nous fallait encore changer 120 dollars, et à cet endroit, nous voulions affiner, optimiser, comme si cela avait une véritable importance. Quand le taux à 6 450 s’est affiché, au lieu des 6 400 habituels et barbants, nous avons vu les lumières de Las Vegas clignoter. Sans en voir les travers. Alors que c’est toujours le casino qui gagne.

Si vous n’avez pas lu la théorie sur la politique monétaire de l’Ouzbékistan ci-avant, mais que vous aimez malgré tout les cas concrets, vous pouvez reprendre ici, pour une petite anecdote sur l’argent de la rue.

Pour le gain alléchant de presque un dollar au marché noir, nous nous sommes payés le luxe d’une transaction des plus dangereuses. Qui s'est révélée des plus frustrantes. Etait-ce le goût du risque, la nécessité de compter, la volonté perfectionniste du geste maîtrisé de bout en bout ? Pour presque un dollar nous nous sommes mis en risque. Pour presque un dollar nous avons joué la partition de tout un chacun ouzbek. Nous avons voulu faire ceux qui savaient. Ceux qui avaient l’habitude de compter à triple allure les billets, de valider le produit sans hésiter, et de charger les sacs à dos contre remise des précieux dollars. Là, en l’occurrence, il fallait que nous comptions 774 000 soums. En coupure de 1 000, on vous laisse faire le calcul, mais ça fait quand même 774 billets. Mais Las Vegas reste Las Vegas, et les tours de passe-passe sont si bien exécutés qu’on ne peut que les applaudir. Même si celui-là nous a dégoûté, quand, rentrés à notre hôtel et vidant les liasses sur le lit puis les recomptant nous avons compris. L’équivalent de 20 dollars avait disparu. Ils étaient jeunes, une approche parfaite, un bagout avenant, et une maîtrise incroyable de l’élastique et des billets dans les manches.

Ce soir-là nous n’avons pas été manger au restaurant, tellement nous étions dégoûtés. Nous avions eu l’impression d’avoir été violés, et nous étions dans cette culpabilité incompréhensible du viol. Nous ne voulions pas sortir, tout juste refaire l’histoire. Nous voulions comprendre comment après avoir été des plus vigilants en comptant les liasses sur ce putain de parking de marché, il manquait des billets à l’arrivée. Las Vegas reste Las Vegas, mais les tours de passe-passe sont les plus beaux lorsqu’ils sont faits à d’autres fins que de vous jouer un mauvais tour. Pour nous réconforter, nous nous sommes juste dit que cet hôtel de Noukous, le plus luxueux que nous ayons fait en Ouzbékistan, nous avions pu nous le permettre car il affichait un prix en dollars tout en appliquant le taux officiel. Pour nous qui avions payé avec des soums du marché, ça faisait un peu plus de 50% de ristourne. Et finalement, nous ne savions plus tellement la valeur des choses, cette soirée-là.

Si vous avez zappé intégralement toute la partie sur l’argent, voire tout le début de l’article car vous n’étiez dès le départ intéressé que par le tronçon entre Karchi et Boukhara, vous pouvez reprendre ici.

A Karchi nous avons dû changer de véhicule. Notre chauffeur nous dépose sur un grand parking, attenant à un marché. Il y a la cohue des grands jours car nous sommes un vendredi, et qu’il est l’heure de midi. J’ai pu revivre là une scène vietnamienne. À peine nos sacs sont-ils sortis du coffre qu’ils sont arrachés par ceux qui voudraient nous conduire, sans même connaître notre destination. Il y a celui qui saisit la bretelle droite et qui doit vouloir partir vers G’uzor, et celui qui saisit la bretelle gauche et qui doit vouloir aller à Boukhara. Le gars qui tient la bretelle gauche a une petite avance, mais ce ne sont pas des manières. Autour de cela, un public ramassé en cercle observe le combat, et qui peut-être lance les paris comme lors de combats de coqs, par cris secs et signes avertis juste au-dessus de la tête. Quand nous remettons la main sur nos sacs, avec autorité, nous faisons signe que tout le monde va se reprendre, tranquillement, et que c’est nous qui allons choisir, après discussion. Le message semble passer et les discours des chauffeurs prétendants deviennent plus commerciaux. On nous promet deux belles places à l’arrière de la camionnette par ici, un beau cuir dans une berline juste là, une vitesse de fusée et le meilleur pilote de la région dans la Toyota par là-bas. Les tarifs de départ sont alignés. Rapidement et sans doute pour abréger la séquence qui se déroule sous chaleur écrasante, nous choisissons le beau cuir de la vieille berline, pour des raisons qui nous sont propres, et nous prenons aussi sec la route de Boukhara, que nous rejoindrons en un peu moins de trois heures.

Après Karchi, et un peu près à la moitié de la distance à couvrir pour rejoindre Boukhara, une autre des ressources de la province de Kachkadaria : la Mubarek Gas Processing Plant. Ses installations, réservoirs en tout genre étirés vers le haut, se distinguent au loin après des premiers kilomètres désertiques. Il fallait bien en cette fin d’article casser le mythe de l’Ouzbékistan tout coton (avant de découvrir encore une autre facette de l’Ouzbékistan tout carreau). Il y a aussi de l’industrie dans cette région. Oh certes, pas des chaines d’assemblage de bagnoles dans des hangars dont les mètres carrés se comptent en dizaines de milliers, mais des choses plus modestes, plus paysannes. Un peu de traitement de laine et de confection de textile, dans des dispositions et proportions plus modestes mais pas si lointaine de ce qui se fait aussi dans notre pays. Mais donc aussi un peu de gaz. Le gaz, ça fait tourner les turbines.

Les derniers kilomètres avant Boukhara sont partagés entre zones à nouveau désertiques et zones d’agriculture. Des oasis à la Disneyland, tracées à la règle, bénéficiant d’importants systèmes d’irrigation, coupent la monotonie de l’ocre et tentent de faire valoir la farouche animation de l’Homme à faire ce qu’il veut où il veut. Et nous le disons en termes les plus neutres.

(Et cela vaut même entre Samarcande et Boukhara. Nous l’assurons, alors même que nous n’avons pas pris cette route.)

 

* C’est un engagement en forme de demi-challenge. Sur le côté culinaire, pas de problème, on a des sujets. On vous avait déjà évoqué pour l’interlude kirghize qu’un agrément de la zone était réservé pour le prochain interlude de fin de pays, c’est-à-dire celui à venir, et vous avez également pu déjà, ou allez pouvoir encore le faire, noter quelques emblématiques. Néanmoins, pour la partie musicale, c’est compliqué. Oh oui, on pourrait faire des recherches. Mais ce que nous avons vraiment entendu là-bas, régulièrement, pour l’heure, et sans doute par manque d’adresse, de chance ou de persévérance, nous n’avons pas encore pu mettre la main sur ce que nous voudrions vous faire écouter. Peut-être devrons nous contacter des personnes en Ouzbékistan. Il nous reste quelques mois, au rythme où vont les choses.

** Cet article a oublié, en toute conscience, lorsqu’il a évoqué ces routes, de dire qu’il aurait certainement vu les mêmes choses en suivant la route directe entre Samarcande et Boukhara. On ne les a pas vues, mais en tout cas, c’est ce que laissent à penser les images, prises à hauteur de satellite. C’est que les images prises à hauteur de satellite sont certainement honnêtes, mais celles prises à hauteur de champ de coton ne le sont pas moins, et leur subjectivité est celle louable des gens qui vivent ou passent éclair au ras.

*** Et comment parfois, par endroit, cette absurdité, a conduit à des désastres. Mais de cela nous en reparlerons plus au nord.

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