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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie
1 juin 2020

Dans le tissu de Ferghana

Dans la vallée de Ferghana, on ne restera que trois jours. On ne sait pas bien quoi y faire, à pied, si ce n’est se laisser porter par le flot. Il y est incessant. La vallée de Ferghana n’est en rien une vallée des Alpes où l’on vient s’amuser, et où ce seraient des cyclistes du dimanche qui essaieraient en vain d’imiter, par dizaines de milliers, leurs idoles du Tour. La vallée de Ferghana est, en Ouzbékistan, parfaitement plate. Et on ne devine pas les bords (qui sont presqu’exclusivement l’arc kirghize des Tian Shan) qui font que l’on puisse comprendre que c’est une vallée. On n’est pas loin d’assumer de vivre dans un concept.

Ce qui coule le plus dans la vallée de Ferghana, ce sont les gens. Il y a là une concentration urbaine folle (pour l’Ouzbékistan, et plus largement l’Asie centrale), et les bus sont remplis de ces personnes bien habillées qui vont soit étudier, soit travailler, soit parader. On évolue dans un tissu dynamique, plutôt bien cadré, presque propret et prospère. C’est bien entendu aussi dans ces zones que les disparités se plaisent. Tout y a été dessiné par les Russes. Mais à la différence du Kirghizistan, ils ont su le garder, ou disons qu’ils n’ont pas eu l’énergie (le courage ?) de le changer, ni se sont fait un point d’honneur à le laisser pourrir.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 1_Fergana droit comme un russe

Résumer la vallée de Ferghana à un tissu urbain alors qu’elle est surtout cette plaine fertile et super-productive qui participe au fait que l’Ouzbékistan est un des premiers producteurs de coton au monde est donc alambiqué. Car la vallée de Ferghana est un concentré de culture agricole, et donc de gens pour s’occuper de toute cette affaire. S’il venait à en manquer, le gouvernement pourrait venir à la rescousse avec quelques ressources bon marché, désignées volontaires comme l’on dit dans ces cas-là. Cela ne serait même pas forcément très louable, en restant très réservé. Si ce n’est dans la vallée de Ferghana que nous l’observerons bien, il est vrai que dans quelques régions plus au nord et un peu plus tard dans le mois de septembre, nous avons vu passer quelques camions d’étudiants, amassés à l’arrière comme des soldats, qui allaient faire leurs semaines d’intégration à la besogne, pour la Nation. Mais si ce n’était que ça. Le sujet du coton en Ouzbékistan est aussi vaste que les déserts de ce pays, et le réduire à ces quelques maigres lignes est loin d’être un travail de journalistes que nous ne sommes pas. Peut-être en reparlerons-nous plus tard, mais pour le moment, nous sommes dans le pays depuis 24 heures, nous n’en savons pas encore grand-chose.

Il y a dans le quartier où nous sommes arrivés quelques beaux restaurants pas donnés, et ce sont les seuls. Ce n’est pas que nous sommes dans un quartier chic. Ce n’est pas que c’est de la gastronomie de dingue. C’est simplement que c’est plus établi qu’au Kirghizistan (hormis le carré d’or de Bichkek, 5 km² sur les 200.000 du pays, soit un quart de pour cent-millième). La cantine de chaises en plastique qui donne sur la rue, ce n’est pas vraiment le style local. Un changement de frontière et hop, tous vos repères disparaissent. Certains diraient que c’est « civilisé ». Hum… ça pose un problème de présenter les choses comme cela. Parce que ce n’est pas parce que c’est clean que les mecs ne se la mettent pas torchon, vous voyez. Toujours est-il qu’on est un peu déstabilisés. On s’était bien habitués à la bonne kirghizette et à ses plaisirs simples. Là, il y a beaucoup d’artifices, un protocole pas du tout rodé alors qu’il veut en paraître trop, des plats qui se veulent de chez nous (ils en ont le nom, une pâle ressemblance) mais qui n’y arrivent pas. Les bières ont elles aussi, pris un coût, un sacré coup. Il va falloir gérer. On a l’impression d’être redevenu des provinciaux débarquant à Paris, et plutôt du côté de Saint-Michel. Ce n’est pas parce que c’est un resto que c’est forcément chic. Et encore moins bon. Mais ça peut quand même coûter cher.

On a pourtant dans l’appartement une cuisine, mais notre arrivée tardive en ce premier jour ouzbek ne nous a pas permis de faire nos courses dans le supermarché du coin. Un Monoprix local sans le côté bio et légumes frais. Plutôt juste le rayon cervelas et yogourts bizarres sur des linéaires qui méritent le respect. On pourrait dans ce supermarché y manger par terre. Tout est nickel, rien ne dépasse. Les dirigeants de Monoprix devraient y prendre exemple, même si côté COP 21, la température qui y règne transpire la contribution au réchauffement climatique. Si nous arrêtions de transpirer sitôt les portes franchies, c’est un lieu où il faudrait ranger les souffrants en cette période, voire presque y stocker les cadavres.   

Si nous n’avons donc pas, bien logiquement, mangé dans notre appartement, soucieux de notre santé (et dédain pour les courses quotidiennes pendant ce voyage, expérience du lac Issyk Koul mise à part), nous avons profité de ce sentiment d’être chez soi. D’avoir un petit cocon. Enfin le petit cocon de chez la grand-mère. Là où il y a tellement de bibelots et de napperons que l’on n’ose toucher à rien. Que l’on trouve quelque chose de rassurant dans ce décor : le téléphone avec le scoubidou, la hifi avec l’antenne, le placard à passoires et à fait-tout, l’armoire à torchons et à sent-bon. Quelques cadres et tapisseries, pas toujours très compréhensibles, mais elles sont là sur ces murs. Sans doute depuis quelques décennies. C’est rassurant, l’immeuble tient. Mais nous le savions déjà. Cela se voyait au premier coup d’œil, sans note de calcul.  

On était donc sereins, apaisés, lorsque nous étions dans notre appartement. On retrouvait le plaisir de s’affaler dans un canapé tandis que l’autre était sur le lit. D’avoir la FM, sans que tout l’espace auquel nous avions droit soit inondé des rythmes pop. De ne pas entendre la douche qui coule quand on regardait la TV. Il faut comprendre que cela faisait longtemps que les espaces que nous occupions n’étaient que dortoirs, yourtes, chambres d’hôtels avec un lit (et même souvent deux petits lits d’enfant), une salle d’eau et trop de murs, pas si épais finalement. Le sentiment de ne pas se marcher sur les pieds, de pouvoir vivre dans un autre rythme l’un et l’autre, de retrouver une liberté (mais oui, allons-y, disons-le sans crainte) était appréciable. Mais cela n’a rien à voir avec le fait que ce soit l’Ouzbékistan qui nous le permette.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 2_L'appart d'un ouzbek

Nous occupions nos journées hors de l’appartement par des déambulations dans les villes voisines que nous gagnions par le réseau de bus urbain. Marguilan, Richtan, pour ne citer que les plus connues. Dans ces bus on y a papoté beaucoup, parce que dès lors qu’on était démasqué (ce n’est pas parce que nous vivions en appartement dans le coin, que ça ne sautait pas aux yeux que l’on était différents), les vieux nous dégotaient le ou la jeune du bus qui parlait un peu anglais et qui se voyait dans l’obligation de venir s’intéresser à nous pendant son trajet. Nous, nous nous intéressions à ces jeunes, qui avaient une candeur, une vision du Monde si idéaliste, mais qui jamais ne nous ont parlé de la mort de Karimov, de la vie sous tranquillisants. Ils nous parlaient de leurs études, de leur travail, de leur connaissance de notre Monde plus beau que nous ne le connaissons, et toujours, une perspective optimiste (même si de projets, cela était plus limité). Etait-ce lié à la mort de Karimov malgré tout, et que sur le moment nous ne l’ayons pas compris ?

Dans les villes, nous allions dans ces musées-échoppes qui font de l’artisanat. Nous étions bien disciplinés, comme des croisiéristes qui débarquent dans un port. Chacun d’eux ayant sa spécialité (soie et céramique pour les deux exemples cités plus haut). Pour retrouver les musées ce fut par contre parfois de longues errances. Il n’y avait pas de parapluie à suivre, pas de panonceaux pour nous guider. On a fait quelques kilomètres, surtout en trop, pour trouver. À Marguilan on a vu comment on transforme ce qui sort de larve en tissu précieux. On a vu des artistes-ouvrières de la soie. Finalement, sur cette Route de la Soie, c’est la première et la dernière fois que nous comprendrons que nous y sommes. Et puis il y a, évolution du temps oblige, des propositions dans des matières un peu intermédiaires, qui montrent qu’un artiste-ouvrier travaille surtout sur commande. C’est de cette manière que nous pouvons vous présenter le lapin rose. Un tapis de deux mètres par trois cinquante, qui de loin est risible, mais qui de près révèlent le savoir-faire d’antan, et tant de détails subtils.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 3_La soie dans tous ses états

MPI_Article Fergana Part 2_Image 4_La soie, la soie

MPI_Article Fergana Part 2_Image 5_Soie dit en passant 1

MPI_Article Fergana Part 2_Image 6_Soie dit en passant 2

MPI_Article Fergana Part 2_Image 7_Soie dit en passant 3

MPI_Article Fergana Part 2_Image 8_Le lapin rose

Ces photos nous font un peu déchanter. L’ère industrielle de la tapisserie est passée. Finie la grande époque. On se croirait dans les ateliers de GE à Belfort. Peut-être quelques compagnons reconvertis en guide pour scolaires feraient encore tourner quelques postes d’assemblage, histoire de, mais c’est tout. Les instituteurs synthétiseraient au passé. À la boutique il n’y aurait plus que de petites turbines miniatures à acheter. Mais il y aurait aussi une urne pour solliciter les dons, avec pour mot : « Gardons le savoir-faire ».   

Le midi, nous mangions dans ces immenses marchés couverts, véritables institutions en Ouzbékistan. Ce sont ces approches des marchés très Asie orientale, très Amérique latine, très Afrique noire. La liste n’est pas exhaustive, mais ces marchés-là nous les avons éprouvés précédemment. On sait qu’il y en a au moins quelques-uns encore et que ça fonctionne bien. En fait, tous ces marchés qui vivent encore partout ailleurs que chez nous. Là, les boulangers sont des artistes. Ils sculptent leurs pains (les nons ici, les nans du Kirghiz, bref les pains plats à rebords), avec des rosaces, des fresques, des bas-reliefs. Il y a dans ces marchés, à l’inverse des supermarchés, lesquels se doivent de faire état du saut technologique, des fruits et légumes frais qui donnent envie. Le plov, est traité comme la paella du traiteur espagnol, dans une grande poêle, les plats en riz s’y plaisant bien. Et puis, parlons donc des stands de chachliks. Mais pourquoi diable sont-ils interdits dans nos marchés ? La loi Evin ? Une démarche tout sécurité d’Hidalgo ? Mais foutez-nous des barbecues et des brochettes au marché de la Place des fêtes, foutez-nous des merguez tout autour de Père Lachaise, faites-nous inhaler la fumée sous des barnums à l’Elysée, ressentir les gouttes crépitantes de gras tomber sur nos bras à Gambetta.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 9_Le pain

MPI_Article Fergana Part 2_Image 10_Les pommes

MPI_Article Fergana Part 2_Image 11_Marché Vallée

Notre vie se résumait donc à se lever, prendre un bus avec des gens qui allaient aux affaires, manger le midi dans une cantine, s’occuper l’après-midi en recherchant l’ombre, faire quelques courses limitées, dormir dans un vrai appartement. On n’était vraiment pas loin du bonheur, celui de vivre une vie pas très emballante, mais loin de nos bases. Et ça s’est passé dans la vallée de Ferghana. Avec des repères bien à nous malgré tout.

MPI_Article Fergana part 2_Image 12_Super Karimov

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