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2 juin 2019

Vacances dans l’au-delà - Partie 2 : Arslanbob et conclusion

Rien à voir avec un certain Bob Arslan, Arslanbob est une petite bourgade de l’ouest du Kirghizistan. Elle est également appelée Arstanbap, version pour laquelle trouver un jeu de mot est plus délicat. Arslanbob, c'est un peu l’Atlantide. C'est un lieu qu'on dit avoir existé, qui serait désormais perdu et qui aujourd’hui sent bon le mythe. Dans nos lectures on nous évoquait cette plus grande forêt de noyers au Monde formant véritable oasis. Ce camp de vacances soviétique rescapé mais souffreteux.  Cette enclave en décalage de la Kirghizie. Ce lieu de pèlerinage au pied d’une cascade du massif lunaire de Babach (au niveau de la tombe d’Arslanbob justement). Tous les ingrédients étaient là pour faire monter la sauce de l’imaginaire, et on ne savait pas trop quelle saveur elle allait avoir.

MPI_Article Arslanbob_Image 1_Wood 1

Pour la raconter, nous reprenons notre récit de notre deuxième jour le plus long, alors que nous sommes déposés le long de la route menant de Bichkek à Och, à l'intersection qu'elle forme avec celle menant à Bazar Korgan. Comme dans une finale de Pékin Express, alors que nous déchargions nos sacs, le voyageur avant courait derrière un bus qui avait coupé la route vraiment tout juste après notre virage, pour l'arrêter. Il avait bondi de l’habitacle alors que le véhicule n’était pas encore tout à fait à l’arrêt. Encore un peu chauds de la dernière pause, lui comme nous ne remarquons pas l'absurdité de la scène. Mais cela faisait quelques minutes que la pilote était pied au plancher pour que nous ne rations pas ce rendez-vous : celui avec le dernier bus de la journée. Le dernier bus pour Arslanbob.

Après douze heures de voyage, dont neuf assises au fond de la Toyota Funcargo, nous sommes heureux de voir que le dernier bus de la journée est absolument plein, parce qu’il est parti de la gare routière il y a trois minutes. Nous serons debout dans l'allée, avec d’autres. Rien de mieux pour la circulation du sang et la décuite. La route est d’abord droite au fond de la vallée, le long d’un lit de rivière aux abois, et le chauffeur est pied au plancher. Il faudra rapidement absorber les mouvements d’une route qui se met à sillonner dans la montée vers Arslanbob. Le tout tête baissée, car c’est un bus à plafond bas. On ne devine rien du sens de la prochaine courbe : impossible d’anticiper. Même à jeun, l’impression d’être bourré est tout à fait compréhensible. Et il ne faut pas croire qu’être bourré inverse les effets. Nous ne l’étions plus totalement d’ailleurs, juste entre les deux. Régulièrement des gens montent et descendent, venant perturber l’organisation précaire de l’allée. Cela nous oblige à réinventer l’équilibre et l'harmonie relative de nos positionnements.

On est débarqués complètement dégrisés, mais un peu hagards, sur ce qui fait office de place du village. Un demi-marché fait de la résistance : tandis que la moitié des étales semblent avoir été rangés depuis bien longtemps, l’autre moitié, éparpillée, attend qu’il fasse nuit noire pour être les derniers à quitter la place avec des sacs encore pleins. Au milieu, comme un cheveu dans les pelmini, il y a un autre bus à toit-bas qui est sur la table d’opération, capot ouvert. Mais les chirurgiens n’y sont pas allés à l’eau claire, il y a des avis fort différents sur la manière de faire, et un brin de nervosité. Comme à chaque fois que l’on arrive quelque part, après avoir laissé un peu traîner les yeux, vient la question de notre point de chute, et du temps que l’on va mettre pour y répondre.

MPI_Article Arslanbob_Image 2_Half Market 1

MPI_Article Arslanbob_Image 3_Half Market 2

Il se trouve qu’en remontant une rue où il n’y avait personne, on tombe sur un des mecs chelous de la place du village, qui zonait vers le bus en rafistolage. Un mec qui nous regardait bizarre, fixement, et qui nous mettait un peu mal à l’aise. Là, assis nonchalamment sur un parapet, c’est comme s’il nous attendait. Pour nous, c'est encore la sensation de ne pas avoir fait le bon choix, entre toutes les directions que l’on aurait pu prendre. Il s’avère que cet homme au regard vide parle un anglais respectable. La maisonnette qui lui fait face a sa porte ouverte, et il nous indique qu’il est revenu l’ouvrir pour nous. Au-dessus de la porte, une plaque de bois gravée : « CBT » (voir notre article sur la rando pas Ala-Koul). Comme il n’y a pas d’hôtel à Arslanbob, les logements se trouvent dans des familles. Il a quelques photos de baraques accrochées au mur, avec le prénom de l’hôte écrit dessus. Parfois une photo en médaillon. Il suffit de choisir. C'est comme Air’bnb, mais sans la connexion internet et en mode local. On finit par se décider pour la n°8 car la nuit tombe. Il suffit que l’on s’y pointe.

On traverse le centre du village, à la recherche de la maison. Sans dire que toute les maisons se ressemblent, on tâtonne, dans une pénombre qui n’aide en rien. Et puis, on finit par trouver un portail qui ressemble à la photo, et on se lance. On frappe à la porte, une grande porte en bois de corps de ferme qui donne dans une ruelle où seul un tonneau peut rouler, et un jeune homme vient ouvrir. La maison se révélera, après 5 minutes de visite des lieux, un complexe à part entière, mélange de garage d’épaves adjacent à une chambre miteuse de marchand à sommeil, woofing en bonne et due forme avec poulailler et ruches regroupés derrière un portail qui grince, potager et verger mélangés, et cadre bucolique enfin, de celui de ces maisons de campagne construites autour d’un jardin intérieur. La salle d’eau était une dépendance du garage, à l’opposé de ce qui faisait office de chambre, avec des tuyaux dans tous les sens, les chiottes pires que celles d’un festival un jour de pluie. La cuisine était aérée et à disposition des animaux. C’était sommaire mais pas si mal, et on s’y sentait bien, au final. Si demain je devais construire une maison de campagne, je la ferais sous ce schéma. Le côté camping un peu moins marqué. Les finitions un peu plus maîtrisées.

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MPI_Article Arslanbob_Image 5_Our house 2

MPI_Article Arslanbob_Image 6_Our house 3

C’est là, dans notre jardin paisible, que nous passions nos dernières heures au Kirghizistan. La journée nous nous y reposions dans le calme qu’une auberge ne peut pas offrir. On y était un peu comme si on était chez nous, à jouir du jardin, avec du personnel de maison qui passait furtivement au fond de la cour, panières de linges en main, sacs de victuailles en gros. On ne va pas se mentir, ce n’est pas du coach surfing de la première heure, c’est un service que les habitants proposent parce qu’aucun à décider de construire un hôtel, et que la nature des gens du coin, est intrusive seulement passées quelques vodkas. Les femmes et les enfants, plus sages dans ce domaine, restent donc à distance même s’ils sont très courtois et avenants. Le soir on nous y servait une bonne assiette, de ce qui allait devenir notre plat favori du mois qui allait suivre : le plov. Le plov est ouzbek. Et, ici, à Arslanbob, dans cet ouest du Kirghizistan, les gens sont majoritairement de l’ethnie ouzbèke. C’est une petite enclave, si l’on peut dire, mais une enclave sans frontière et dont les limites se dissipent tantôt au niveau d’une paroi rocheuse, tantôt sur une crête légère, tantôt quelque part au milieu d’un tapis de noyer formant vallon. Les fichus sur les têtes ont ce petit quelque chose qui fait qu’on peut noter une différence, surtout une fois qu’on nous l’a fait remarquer. Le langage est lui aussi différent, ça sonne autrement. Même si ce sont deux langues turques, il y a une sonorité et un rythme qui change. Pour nous ça ne change pas beaucoup, tout le monde nous parle en russe.

Pour l’heure, vous cherchez encore le mythe annoncé. C’est le lendemain qu’on en saura plus, à la lumière enfin rallumée. Mais en ce premier soir, blottis au fond de nos sacs de couchage, eux-mêmes coincés dans ces quatre mètres carrés, dans une pénombre totale, on le ressent déjà. Avoir fait ce long chemin joue certainement. Les kilomètres loufoques enchaînés depuis le petit matin à Bichkek, nous ont déjà plongé dans le surréalisme, la fatigue dans une léthargie rêveuse. On s’imagine ce qu’on a lu, ce que doit être l’au-delà de ces murs, le village que l’on a à peine vu. C’est une excitation paisible qu’on pourrait indifféremment tenter de dompter pour rêver au sens premier, où de s’y laisser prendre jusqu'à ce qu’elle prenne tout de nos forces et enfin tomber.

Partir à l’exploration d’un mythe est quelque chose de peu aisé. Peut-être faut-il ne pas suivre d’itinéraire, prendre les choses comme elles viennent. Tomber par hasard sur une cascades ou deux, approcher ces montagnes qui semblent faire limite entre Arslanbob et un autre Monde. Sans dire que de l’autre côté c’est l’inconnu, c’est comme si cette barrière qui parait infranchissable et contre laquelle Arslanbob s’est installée, la protégeait des invasions, en la protégeant des regards. L’Atlantide, Pompéi, le Machu Picchu : il est arrivé à chacune de ces citées un truc qui les a caché à la connaissance du monde. Arslanbob, c'est le contraire, il ne lui est encore rien arrivé, ça a continué à vivre, tout le monde peut y aller, quelques-uns en parlent, même les livres de voyage, mais c’est tout comme si quelque chose qui nous dépassait la protégeait, protégeait son caractère unique d’un lieu vivant mais fossilisé dans une strate dont on n’arriverait pas à déterminer la période.

MPI_Article Arslanbob_Image 7_General Situation 1

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Au cours de notre errance dans le village, nous croisons une vie ordinaire. Mais les passants s’arrêtent, et nous demandent de les photographier. Ça se fait encore quelque fois, par endroit, mais ce n’est clairement plus une habitude sur les chemins du Monde. En Chine, en 2010, dans le fin fond de la province de Guizhou, ça arrivait fréquemment qu’on soit obligé de faire une photo, mais aujourd’hui, même au fin fond de la province du Gansu, on est renvoyé au statut d’amateurs dans le domaine du portrait. Là, c’est comme si les villageois s’étaient donné le mot, celui de faire croire qu’eux aussi pensaient vivre dans l’Atlantide.

MPI_Article Arslanbob_Image 13_Village people 1

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Dans l’Atlantide il y a donc des gens qui regardent droit dans l’objectif, fiers, comme s’ils savaient déjà ce que seraient les appareils photos. Mais il y a quand même aussi de la forêt primaire. Une forêt de noyer. Une forêt clairsemée. Qui laisse les rayons du soleil entrer avec bienveillance. On la traverse pendant longtemps, parfois même on ne sait pas si on va en sortir. On y a croisé des vaches qui faisaient pareil. On n’a pas résisté à vous le faire savoir dès la première illustration de cet article, car pour vous raccrocher dans le voyage dans l’au-delà, on n’avait pas trouvé plus juste.

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Les soviets ont pourtant, avec un peu d’avance, essayé de faire à Arslanbob ce que les gringos font très bien aujourd’hui sur les plages du sud de la Basse-Californie et du Sinaloa, les allemands et néerlandais sur la Costa Brava. C'est pas loin de l’idée de vouloir créer un bar à chicha avec des grands écrans destinés aux clips de R’n’B juste en-dessous de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Ça n’aurait rien à faire là. Le camp de vacances de Turbaza (турбаза = chalet) a pourtant, sans nul doute, favorisé l’activité du village, et drainé des gens qui n’y seraient jamais venus déposer leurs deniers. Depuis quelques décennies se sont ainsi succédés les pas si mal placés de l’époque des roubles, puis ceux de l’époque des soms. Sans doute depuis moins de vingt ans, Turbaza est aussi devenue attraction pour ceux qui comptent en dollars ou en euros, et qui cherchent plutôt comique de situation qu’Atlantide. Nous ne sommes pas là complètement par hasard.

Sauf que pour le comique de situation nous pourrons repasser. Il n’y avait plus de situation. Juste un bruit d’abandon. Il faut avouer qu’on pensait retrouver ce que l’on ressent en s’installant à la table d’un PMU de village à onze heures, vivre l’effervescence d’un samedi de mois d’août dans un camping du sud de la France. C’est-à-dire entendre et voir des scénettes autres que celles des premières rames de la ligne 9 un matin d’hiver. Bien entendu, le tout à la mode de là-bas, c’est ça le but des voyages. Se déplacer juste pour la plus grande forêt de noyers au Monde, ça n’aurait pas d’intérêt. Une fois qu’on est dans une forêt de n’importe quoi, on ne voit que ces arbres de ce n’importe quoi dans un rayon limité. On ne voit donc pas l’immensité de la masse, et on serait incapable de la comparer en taille avec les autres forets de cette même essence de n’importe quoi. Ce qui en ferait un espace banal avec il est vrai beaucoup d’arbres de n’importe quoi, même si les arbres, quels qu’en soient les n’importe quoi, sont toujours beaux dans une forêt de noyers. Non, nous voulions ressentir cette petite chose en plus.

Mais notre propension au bon timing, nous a fait découvrir Turbaza pas tout à fait dans le pic de sa saison. On n’a pu finalement que s’en faire une vague idée. Un lieu vivant dépeuplé perd de son sel. Mais il en restait un peu, car tout ceci se passait dans cette enclave ouzbèke et pieuse, dans cet ouest du Kirghizistan. On a ainsi observé les ouvrages, les fresques et les installations comme on visite un musée ou un village abandonné, en essayant de s’imaginer tous ces décalages qu’il a dû se produire pendant tant d’étés, et jusqu’il y a une semaine à peine.

MPI_Article Arslanbob_Image 20_Turbaza Welcome 1

MPI_Article Arslanbob_Image 21_Turbaza Welcome 2

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MPI_Article Arslanbob_Image 23_Turbaza Carousel 1

MPI_Article Arslanbob_Image 24_Turbaza Carousel 2

MPI_Article Arslanbob_Image 25_Turbaza Dance Club

MPI_Article Arslanbob_Image 26_Turbaza Street

MPI_Article Arslanbob_Image 27_Turbaza Pool

Ce furent donc quasiment nos dernières images du Kirghizistan. Une dernière nuit noire éclairée d’étoiles au-dessus de cette plaine Atlantide, puis un nouveau cheminement matinal vers une nouvelle frontière. Nous quittons ce pays avec le seul plaisir de savoir qu’on va voir autre chose. Mais avec regret car si nous ne nous laissions pas dictés par le temps, on aurait pu tout étendre et attendre encore quelques jours avant d’aller voir ailleurs, ou se payer le luxe de repartir faire une boucle à l’est, comme si nous n’en étions qu’au début de ce mois passé.

Il est toujours difficile de dire avec certitude que l’on reviendra quelque part. Il y a tant de chose à faire et à voir sur cette planète, et tout un tas de truc à prendre en compte. Les contextes géopolitiques, pardon, mais peuvent changer la donne plus rapidement qu’on ne le croit. Chaque jour qu’on ose regarder le 20 heures, si on devenait un brin anxieux, on devrait avoir une carte et un feutre rouge à côté du poste pour barrer les zones où ça y est c’est fichu, celles que les « forces » obscures s’accaparent. Et puis, nous, qui dit qu’on ne va pas finir par aimer les villages vacances en Ardèche, puis vouloir avoir une petite dépendance à La Baule, quand on sentira qu’on est plus proche de la fin que de l’inconscience. On peut tous switcher dans sa vie. Mais l’envie de parcourir à nouveau ces routes si facilement qu’en levant le pouce, de regarder ces lacs à pertes de vues, ces montagnes enneigées en plein été, de manger simple et boire de la vodka sans regarder l’horloge, y est, assurément. Les souvenirs que nous en avons, presque trois ans plus tard, sont intacts et forts. Le Kirghizistan est un de nos coups de cœur de ce voyage, un de ceux qui donnent envie de revenir, peut-être même un de ceux duquel on aurait pu ramener un de ces fameux T-shirt.  

MPI_Article Arslanbob_Image 28_Big Like to Kyrgizstan

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