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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie

6 février 2022

Interlude – Fort comme un – Ouzbek (mais pas que)

L’heure est venue de notre article de transition, désormais rituel avant d’entamer le pays d’après. Il nous faut d’ailleurs une bonne respiration car l’article d’après nous enverra haut, très haut, et Noukous, décrite dans notre précédent article était un peu notre Baïkonour, ou disons notre Cap Canaveral, destination oblige. L’antichambre d’un voyage inconnu, et qui se déroule d’une traite, sans retour en arrière possible ni approximations dans l’organisation. Les quelques lignes qui viennent sont donc capitales pour profiter une dernière fois des plaisirs ouzbeks comme ceux de la Terre, et peut être percer le mystère qui fait qu’aujourd’hui on dit souvent, à propos de celui qui parait l’être, qu’il est « fort comme un ouzbek ».

 

D’abord manger

Mais d’abord nous expliquer. Dans notre dernier interlude, nous avions déjà évoqué la teneur de celui-ci. Nous savons désormais comment faire tenir le lecteur en haleine, saison après saison, et les histoires sont portées épisode après épisode en suivant le scénario. Nous avions ainsi écrit : « Sans doute orienterons-nous notre prochain interlude vers la Vodka (après avoir abordé deux exceptions). Nous n’avons pas encore vraiment abordé les boissons, en tout cas pas dans un article dédié. Ce sera l’occasion. ». Toujours est-il que cette première partie, « D’abord manger », va donc déjà aborder les deux exceptions, puis basculer vers le cœur de l’article. Au risque de restreindre le tour d’horizon de la gastronomie ouzbèke, sans vouloir pourtant la minimiser.

Il faut d’abord pourtant que nous indiquions pourquoi dans l’interlude kirghize, nous avions évoqué la bouffe plutôt que la Vodka, et pas l’inverse. Au final c’est presque injuste. Mais pas tout à fait. L’interlude à la base était un article plein de vie, et nous y faisions chronique gastronomique, comme un bon mensuel à la ligne éditoriale respectable. À peine y avait-il quelques histoires un peu plus osées qui avaient dû attirer le lecteur. Et parmi elles quelques épisodes de vodka-soleil-jaune au Kirghzistan, dont notamment un dont nous nous souviendrons à peu près toute notre vie. Mais au-delà de ça, et au-delà de vouloir garder la poire pour la fin du repas, la nourriture kirghize nous avait réjouie et nous avions envie d’en parler plus longuement, de ne pas remettre en avant quelques péripéties de parcours que nous avions finalement déjà racontées. La nourriture kirghize nous avait aussi un peu plus emballée que la nourriture ouzbèke. Et la folie ouzbèke était un poil au-dessus de la folie kirghize. Sans vouloir amoindrir cette dernière, qui était une folie douce. Voilà comment les choses se sont écrites. Clairement c’est la partie d’article la plus subjective que nous avons dû rédiger. Et elle ne vaut rien dans un sens encyclopédique puisqu’elle n’est que le fruit du hasard, car principalement de nos rencontres et de nos errements.

Ce qui a joué aussi, sur le plan de la bouffe, c’est que la variété kirghize était supérieure à l’ouzbèke, que les produits étaient plus que parfaits, et que les lieux de sustentation étaient facilement identifiables comme des endroits où on allait passer un bon moment, simplement. En Ouzbek’ nous nous contentions du hasard et des marchés d’Etat bien établis. Alors qu’il était assez facile au Kirghize de manger bon et bien sans trop farfouiller les dédales de marchés. En Ouzbék’, il y avait aussi les restaurants prisés. Ceux qui, bien souvent, se donnent le défi de reproduire mal des plats simples d’ailleurs, dans des décors inappropriés. La classe moyenne ouzbèke adore s’habiller pour s’y retrouver. C’est cher, et cela semble contenter tout le monde. Il y a la saveur de la modernité et un service qui vous place au-dessus. Mais cette imitation de cuisines, de mobiliers, de parures et de salamalecs ne contera vraisemblablement que les ouzbeks. Mais à nous de préciser qu’après un mois de Kirghiz’, nous y sommes allés quand même avec envie, le premier soir à Ferghana, car nous n’avions rien trouvé d’autre proche de notre appartement. Mais en en ressortant, nous étions pour le moins dubitatifs.

Encore une fois, cela ne veut pas dire que la nourriture ouzbèke ne soit pas bonne. On n’oserait pas le dire et on ne pourrait pas le dire. Les chachliks ouzbèkes (au féminin pour les brochettes) font aussi du bien, et à toute heure. Elles sont juste un peu plus grasses, vous font roter juste un peu plus dans les heures qui suivent, mais elles n’en demeurent pas moins de bonnes compagnes de route. Et dans la vérité du quotidien, elles font un peu plus « kefta » que pièces nobles, malgré les vidéos YouTube, qui sont notre première source d’info et notre juge de paix. Celle-ci-dessous présente des chachliks de fête comme des chachliks de tous les jours. Mais cette première vidéo est donc un rappel sur une des bases de la gastronomie ouzbèke, rien de plus. Et c’est déjà une exception à l’exception que de la présenter, car ce n’est pas un coup de cœur, ici en Ouzbékistan. Précision faite. Néanmoins, cette vidéo est assez bien expliquée, en même temps qu’elle est parfois incompréhensible et étonnante.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 1_Shashlik ta mère

Vidéo avec placement de produit (et sans sous-titre).

Toujours autour de la viande, il s’agit de mettre à l’honneur le plat coup de cœur de l’Ouzbékistan : le plov (плов). Le plov peut se traduire en « Riz », même si le « Guruch » est le vrai nom du riz en Ouzbek. Mais disons que le plov est le nom générique en Asie Centrale pour cette recette de pilaf, alors qu’en Ouzbekistan, au quotidien on va l’appeler osh (oui, comme la ville au Kirghizistan) et palov les jours de fêtes. Mais alors pourquoi un plat qui peut se traduire en riz sous toutes les coutures tourne autour de la viande ? Les quelques vidéos qui suivent sont explicites, et les végétariens voudront dans doute détourner le regard une fois de plus, et les vegans poursuivre les hostilités déclenchées à la précédente. Après, il faut comprendre que le plov, c’est aussi un vrai génocide de carottes jaunes, et, avant l’Iran, un vrai génocide de riz, à tel point qu’on se demande bien où sont les rizières pour générer tout cela (mais là encore c’est une petite amorce).

Mais au-delà des considérations, voilà comment le plov s’est imposé à nous. Dans les marchés, les stands vers lesquels votre instinct vous conduit, sont là où il y a du monde, des tables et des chaises. Ce sont les cantines où invariablement, on vous sert chachliks, plov et gumma. Parfois, le choix était vite fait et il n’y avait que du plov. Tu arrives, et pas besoin de demander ce que tu veux, si tu es là, c’est que t’en veux. C’est un peu comme aller chez Léon de Bruxelles, c’est pour y manger des moules. Nous avons donc tôt gouté à la joie du plov, par hasard et par facilité. Juliette disait qu’en Afghanistan il y avait aussi du plov. C’était quelque chose d’apparenté, mais avec moins de viande, pas tout à fait les mêmes épices. Mais la méthode du pilaf était la même, et la joie qui ressortais de ce riz bien graissé était équivalente.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 2_Plov Grandeur Nature

On notera quand même, que cette vidéo a priori mise en ligne le 8 novembre 2021 a, au 27 décembre 2021, date du travail autour du pilaf, 23,6 millions de vues sur YouTube. Cela pose question, forcément.

Et puis ce que nous voulions également vraiment mettre en lumière, c’était ce que nous avons avaler sans discontinuer depuis Kashgar : des pains ronds et délicieux que l’on trouve à presque tous les coins de rues, et qui, d’une certaine manière, n’ont rien à envier à nos baguettes. Si ce n’est pas tout à fait la même chose en terme de forme, de texture, de goût, c’est tout à fait la même fonction. Les nans au Kirghiz’…, les nons en Ouzbek’… selon comment on prononce et la transcription qu’on associe à des alphabets distincts (pour rappel, en kirghize alphabet cyrillique, en ouzbek alphabet latin), ça reste toujours du pain. Mais rien à voir avec notre pain. Ce pain en forme de couronne, décoré en Ouzbékistan de motifs dignes de bas-reliefs sur la partie plane intérieure. Ces pains que l’on oserait toucher tellement ils pourraient servir de décoration, autant de tableaux ronds accrochés aux murs. Ces pains pourtant qui se déchirent avec la main sans un bruit, sans une miette. Pas loin du brioché, ils fondent sous la langue, garnissent la panse, amoindrissent la vigueur de la vodka, adoucissent les rots telle une éponge dans une cornemuse. Ils ont ce petit côté sucré qui vous dit reviens-y ou viens seulement pour ça. Ce petit côté sucré va avec tout, et surtout les choses les plus grasses : comme vous l’avez noté à la fin de la vidéo des chachliks. Les non sont le pain quotidien, et on en bouffe une quantité considérable pendant une traversée d’Ouzbékistan. D’où les méthodes industrielles des boulangers de là-bas.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 3_Balance ton non

En bonus tout à fait exceptionnel, et un peu dans la même veine, une dernière petite vidéo pour la route, sur les gumma, élément phare de la street food ouzbèke.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 4_Les gummas c'est d'la boulette

Et en ultime bonus tout à fait exceptionnel, mais vraiment le dernier, une dernière vidéo (la source est désormais bien connue) : les samsas. Le principe est toujours le même, le résultat pas tout à fait identique. Nous les avions déjà rencontré au Kirghizistan, mais ne les avions montré qu’en photos. Voici les secrets de leur fabrication.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 4b_Les samsas c'est d'la boulette aussi

 

Ensuite se distraire

Clairement, nous allons nous distraire dans cette rubrique. Ah ça oui ! Mais pas tout à fait comme nous l’avions imaginé. Et cela nous l’avions déjà pressenti et annoncé lors de l’interlude kirghize. Malgré des heures de recherches supplémentaires sur l’internet (légal), impossible de retomber sur les musiques qui ont animées nos soirées dans les restaurants ouzbèks. C’est cela que nous voulions vous faire écouter. Parce qu’en fait, ces chansons nous avons fini par les connaître par cœur, à la fin de notre séjour. Ces chansons étaient les hymnes de l’année (enfin peut-être) de certaines des plus belles villes du pays, celles dont les habitants peuvent être fiers, ou alors en tous cas des villes qui ont pu se payer un spot publicitaire chanté : Samarkanda, Chakrizabz et Buqhara, telles qu’elles étaient prononcées à l’envi lors des refrains qui n’en disaient pas beaucoup plus. Pour vous donner une idée c’est un peu comme si « Lyon la ville du saucisson », « Bordeaux, couleur Bordeaux » et « Agen la ville des pruneaux d’Agen » mettait savamment en avant et musique les ingrédients susceptibles d’attirer le voyageur, ritournelles pouvant être tout à fait réutilisées dans les stades de chacune des villes (et pour Lyon, ça fonctionnerait malheureusement pas mal).

Ces hymnes, chansons pop mêlant les bases mélodiques locales avec les bonnes recettes rythmiques des tubes de radios, n’étaient pas déplaisants, à force. Ce n’était pas du Stromae, mais ça fonctionnait. Dès que leurs premières notes retentissaient, on réagissait avec quelques premiers déhanchements réflex, on finissait fissa notre bouchée, on prenait dans la foulée une petite gorgette de bière pour avoir les cordes vocales bien nettes (croyance stupide car ce n’est pas le même tuyau), et on était au rendez-vous des premières paroles. Nos têtes hochaient alors joyeusement, et nous indiquions ainsi haut et fort à ceux qui voulaient l’entendre, que nous étions bien instruits, bien dans le pays depuis longtemps. Presqu’ouzbek.

Mais de cela, sans trace, comme si ces musiques avaient déjà été oubliées, comme si elles ne méritaient pas un archivage ou en tous les cas une classification accessible en alphabet latin sur la plus grande vidéothèque du Monde (probablement de l’univers), nous devons nous rabattre sur des musiques peut être moins promotionnelles pour une ville, mais qui soulignent quand même le savoir-faire d’un pays, avec parfois même un peu d’exotisme et de fusion.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 5_Garden Palace Cake

Voilà, encore un clip issu de YouTube. En le regardant pour la première fois je me suis demandé s’il serait bien compris. Pas tellement les paroles bien sûr, mais pourquoi celui-là. Pourquoi nous mettions en avant ce clip, qui clairement, dans nos standards, suscitent forcément autre chose qu’une lecture au premier degré. Déjà il emporte les meilleurs codes d’une production conventionnelle de l’Asie Centrale, et cela est fait de manière tout à fait respectable. C’est bien produit, avec les moyens du bord. Il n’y a pas peut-être les dernières technologies des effets spéciaux et graphiques, mais cela tombe bien, la chanson est tellement ancrée dans ce si bon vieux temps qu’était 2016. C’était il y a déjà bien longtemps. Elle nous permet de plus de montrer la place centrale qu’ont, les pseudo-restaurant occidentaux, dans la vie des ouzbèks et des ouzbèkes qui veulent se la jouer comme dans les films, comme dans les clips. Comme un étudiant ou une étudiante à Paris dans un Diner à la Pulp Fiction qu’il n’a pas vu. Et puis Nazugum Ayupova est sur l’intersection des cultures ouzbèke et ouïghour, ce qui n’est pas banal, hormis que ce sont deux langues turcophones. Malgré ces langues aux racines communes, il y’a peu d’Ouïghours en Ouzbékistan, mais quand même quelques-uns. Voilà une singularité qui valait bien quelques minutes de votre attention.

Pour ne pas rester sur cette particularité, il faut vous faire voir ce qu’il en est vraiment des charts ouzbeks. C’est quoi ce que l’on passe sur le MTV de là-bas ? Sur les ondes populaires ? Celles qu’on écoute chez le coiffeur ou dans les taxis. Celle que l’on entrevoit sur la TV au fond du resto, du salon. Cette sélection date de 2018, mais doit être assez représentative de ce qu’elle aurait pu être en 2016, au vu des sonorités qui ne sont pas si éloignées, même si les paroles de 2018 sont peut-être un peu plus engagées encore, les sons plus électroniques. Un vrai medley en 5 minutes. Certains s’aiment, certaines se haïssent, certains et certaines sont seuls au monde, certains essayent de reprouver leur amour dans une tentative ultime. La musique a néanmoins, quelques soient les styles portant ces histoires et les quelques années de différences, une particularité ouzbèke, ou turcophone. Les codes de la famille et des gens biens surnagent, les influenceuses ne sont pas loin, les voyous trustent parmi les plus belles places du TOP 40 2018.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 6_UZ TOP 40

Enfin, vient la variété telle qu’elle est montrée au peuple, les soirs de grande audience. Et telle qu’elle est vécue par lui, dans la salle et certainement derrière les téléviseurs. Pleinement, fièrement. Ce n’est plus du MTV un peu froid. C’est du Champs Elysées carrément décomplexé. De la variété du samedi soir, mais qui ne bouge pas d’un poil. D’abord ce rappel donc de ce que l’on sait faire en France, avant de vous faire voyager plus loin, mais dans un temps plus proche.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 7_Champs Elysées Générique Première

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 8_Champs Elysées bien installés deux ans plus tard

Mais retrouvons notre route. Laissons la nostalgie de nos bonnes émissions bien de chez nous, pour rallumer la TV là où nous avons quitté notre route. De la variété aussi bien faite que chez nous, donc. À la fin, de toutes façons, ça fout toujours les larmes aux yeux. Pour plein de raisons. Parce que c’est beau et efficace d’abord, et puis parce que souvent la variété ramène à un patrimoine d’un pays. Un patrimoine que les gens aiment au quotidien, qu’ils revendiquent, qui les rend fier.

Et ils ont raison tous ces gens d’être fiers de leur beau pays, de leur belle culture. De ce qu’ils font vivre au travers d’accointances avec la modernité. Que ce soit kitch, ce que l’on va voir plus bas ? Ce n’est qu’un jugement de merde. Ces dames, debout dans les allées s’amusent, se souviennent des pas de leur jeunesse, les plus jeunes vivent sans doute un moment de relâchement dans ce qu’ils tentaient de faire valoir comme ligne de modernité. Ils n’écoutent pas ça au quotidien, mais quand ça passe et qu’il y’a les costumes, ils ne peuvent pas s’empêcher de dire Ouzbékistan je t’aime. Alors même que, soyons honnêtes, même après la mort de Karimov, le pays n’a pas dû devenir le paradis sur Terre.

Au-delà du pays et des politiques, c’est surtout au territoire qu’ils disent ça, pour sûr. Mais qu’il est bon de voir que pour accompagner cette fierté, sur l’écran de fond de scène, ce sont les images de tous ces sites inestimables de beauté que nous sommes allés voir qui sont affichés. Chez nous se serait l’équivalent de la Tour Eiffel, du Sacré-Cœur, du Louvre et des Tuileries, du Panthéon, de Versailles, du Mont-Saint-Michel, de Chambord, du Pont du Gard, de la Cathédrale de Strasbourg, et la liste pourrait être longue. Dans le générique de Champs-Elysées que vous avez pu voir plus haut, ça s’arrêtait aux monument de Paris. Mais le titre ne laissait pas de doute ni d’espoir à voir plus loin que Paris. Là, sur cet écran, il y avait Samarcande, Boukhara, Khiva. La triplette magique. La triplette tant attendue (avec toutes les mosquées 1, 2 , 3, madrassas 1, 2, 3). Et surtout des danses et des robes, des paroles et des mélodies qui dépassaient largement ce qu’une capitale un peu montée sur rien pouvait produire.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 9_Le Show UZTV

Cela n’est pas sans rappeler certaines scènes vues dans d’autres pays. Je me rappelle qu’en atterrissant à Lima, après douze heures de vol depuis Madrid, les péruviens assis à côté de moi scandait des Viva Perú, tapaient dans leurs mains et montraient les interminables quartiers ocre-gris des faubourgs de Lima comme l’Eldorado, à leurs enfants nés en Espagne. Simplement qu’ils étaient à nouveau à quelques minutes de fouler leur sol, et que quoi qu’il s’y passait de bien ou de mal, c’était leur sol, et c’était donc le plus beau, celui qui les animait le plus. Et d’autres scènes de fierté, il y’en a beaucoup partout, sauf peut-être un peu moins en France, ce pays qui comme le disait Tesson, est un « paradis peuplé de gens qui se croient en enfer ».

Il me semble l’avoir déjà cité dans un autre article, mais cela, est toujours bon d’être rappelé. Sans dire que certains sur le territoire ne vivent effectivement pas de situations difficiles. Mais est-ce toujours de la faute de la France ? Surtout si l’on se place en tant que territoire délimité, démocratie tantôt de telle ou telle mouvance ? Je pense vraiment que Tesson parlait de la moyenne, de la justice et de l’appui d’un système social, de la chance que nous avons de vivre aux alentours du 45e parallèle, et de la fierté que nous devrions avoir pour tout cela. D’autant plus en comparaison avec tout ce qu’il avait déjà dû voir, c’est-à-dire pas mal, de la dureté des climats et des régimes politiques réellement oppressants. Si le paradis n’existe pas, encore moins sur Terre, il faut alors comparer et se contenter de ce qui est le moins pire.

Je veux profiter de l’occasion de ce bavardage pour caler une vidéo pas du tout ouzbèke, mais qui comme les images de l’écran du fond de scène de la dernière vidéo, met à l’honneur un pays dont le peuple est fier, alors que pourtant, ce n’est pas l’équité et la sérénité tous les jours, que nombres d’entre eux ont dû s’exiler pour tenter de mieux vivre, et encore. Mais que bordel qu’ils sont fiers d’être ce qu’ils sont, né là-bas ou descendants. Je veux parler du Mexique, et de cette chanson écrite comme une publicité de l’office du tourisme mexicain (là aussi).

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 10_mexico en la piel - Oda a México

Si cette chanson est mise en avant dans un article sur l’Ouzbékistan, outre palier le fait que nous n’avons pas pu retrouver toute la musique ouzbèke que nous voulions vous montrer, c’est aussi pour dire que les ouzbèkes sont déjà fiers de leur pays en leur pays. Dans les clips usant des hélicoptères ou peut-être mieux, des drones à outrance, Luis Miguel assure aussi le taf pour tous ceux qui n’y sont pas. Soit les expatriés, soit ceux qui y sont passés suffisamment longtemps, soit ceux à venir. Mais seuls les deux premiers auront les larmes aux yeux pendant l’enchaînement de séquences et de déclarations d’amour aux différentes régions du Mexique. Les mexicains qui y vivent encore, eux, ne doivent pas pleurer. Mais s’ils étaient ne serait-ce que quelques semaines éloignées de leur camp de base… aie aie aie, caramba, ce serait une toute autre histoire.

Et car Luis Miguel est un récidiviste en même temps que le meilleur porte-drapeau-lisse, une preuve de plus pour continuer, et montrer qu’on peut faire de la bonne musique en étant fier de son pays, avec des mots tous simples (Que bonita es mi tierra… que linda).

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 11_Que bonita es mi tierra - Oda a México

Luis Miguel, avec l’autre icone mexicaine un peu plus jeune Marco Antonio Solis font le job en ce sens : ils visitent les grands pôles de la diaspora et font des concerts qui sont autant des évènements que Johnny au Stade de France, mais plutôt en mode Johnny à Montréal. Mais si nous nous contentons des vidéos officielles et nous éloignons des captations enregistrées au cellulaire à Saragosse ou Merida par des caissières de supermarché, nous pouvons remarquer que certaines chansons recyclent sans vergogne des images de précédents. Sans pour autant que les clips ne soient pas les uns les autres aussi plaisants à voir.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 12_La fiesta del Mariachi - LA CHANSON qui a payé le clip

 Voilà, tout se mélange. Ouzbékistan, France, Mexique. Alors que nous nous apprêtons à aller sur la Lune. La variété est sans limite, et tous les peuples savent en faire de la très bonne.

 

Et la vodka dans tout ça ?

La Vodka en Ouzbékistan, elle a coulée plus fort que le Syr et l’Amou Daria réunis. En a-t-on bu plus que ce qu’il reste d’eau dans la mer d’Aral ? A nous deux sans doute pas, mais il est à se demander si tous les Ouzbèks croisés ou ne serait-ce qu’entraperçus ou devinés derrière un mur ou un champ de coton, n’auraient pas ensemble, pu assécher une mer d’Aral de vodka ?

Nous avons eu quelques petites histoires avec la Vodka sur la route, c’est vrai. La fameuse petite eau, vous le savez. Souvent pas beaucoup plus chère qu’une eau minérale, et beaucoup plus utile qu’un café. Elle est toujours debout à l’heure des toasts. D’ailleurs, c’est souvent qu’elle qui sera la dernière debout. Car lorsque le débit augmente, c’est souvent l’eau qui gagne. Les humains constatent les dégâts, le lendemain, à la lumière du jour. Aussi soudaine et imprévue qu’une crue après la rupture d’un barage, la vodka peut arriver devant vous et ne pas vous laisser le choix. Et au lendemain de la crue : la cruda (comprendre la grosse gueule de bois), comme on dit au Mexique ; tout est lié.

Et cette vodka, était-elle aussi bonne que la variété qu’on nous servait à l’écran ? Aussi bonne que la Tequila qu’on me donnait au Mexique pour soigner un mal de genou ? Non sans doute pas. Mais elle se buvait. Et comment dire si une vodka est bonne, comme ça sur la route, à 9h du mat’ en mangeant des brochettes qui pissaient le gras ? C’est juste de l’eau qui pique, mais sans bulle. Et puis sans avoir jamais eu accès aux épiceries fines de Saint-Pétersbourg, pour comparer, c’est difficile. Finalement, je n’ai jamais eu l’occasion d’associer une bonne vodka à un bon saumon. La vodka sur la route était bonne car elle sentait comme l’essence et qu’elle était associée aux brochettes, aux raviolis, aux beignets de viande dégoulinants.

En Ouzbékistan, on a donc eu quelques aventures qui nous ont indiqué qu’il fallait être prêts à boire la petite eau à toutes heures. S’il y a des chachliks au petit-déj, c’est qu’il a plus que certainement de la vodka pas loin. Si tout par en cacahuètes en fin de soirée : c’est qu’il y a plus que certainement de la vodka pas loins. Et puis, entre les deux, tout peut arriver. Un déjeuner, un goûter, une bonne occasion.

On se rappelle aussi que Karimov serait mort après une cuite de trop. A la vodka cela va de soi. C’est que cette petite eau ne doit pas être prise à la légère. En principe, dès le premier verre, cela doit se comprendre. Quand l’œsophage se met à vibrer de manière incontrôlée, cela devrait déjà être un premier signal. Mais on le sait l’euphorie, aveugle, couvre les signaux faibles. La quantité de vodka que l’esprit imagine pouvoir ingurgiter est parfois plus grande que celle dont le corps en est capable. La quantité de vodka devant vous croit, de plus, proportionnellement avec celle qui est derrière. C’est un cercle vicieux, dont la sortie n’est pas toujours facile à trouver. Et ce fut le cas lors de cette soirée à Tachkent.

Comme nous n’avons pas l’habitude de prendre notre pomme en permanence, et encore mois de filmer nos situations, nous n’avons pas beaucoup de matière sur ce que l’on essaie de vous raconter. Déjà, notre pomme imbibée de vodka n’aurait eu que peu d’intérêt dans le cadre d’articles traitant de l’économie, de la géopolitique et de l’ethnographie, de l’Histoire, des droits humains et sociaux, des curiosités naturelles, des sciences molles, que nous nous attachons à écrire. Nous ne filmons pas non plus les autres, car nous ne sommes pas reporter d’images. Tout juste écrivons nous sept ans plus tard ce que nous avons vécu. Mais pour faire vivre ce genre d’article, il faut tout de même donner un peu de souffle. Et pour le trouver, trouver le bas fond des vidéos faites à la main, et sans trucage, et qui présente la réalité du terrain, quoi de mieux que YouTube.

Lui c’est Crazy Russian Dad. Il serait donc russe, mais comme quelques autres résidant en Ouzbékistan. La leçon vaut tout à fait.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 15_Dady Vodka

Des touristes belges pris au piège de l’hospitalité ouzbèke : Pourquoi cette vidéo ? Car tout simplement finalement, elle est représentative des quelques traquenards dans lesquels nous sommes tombés, plutôt volontairement. Déjà la fameuse soirée à Tachkent, à l’auberge, avec le proprio et ses amis. La seule différence est qu’on était plutôt 25 autour de la table, et qu’on était au bord d’une piscine. Sinon, il y avait autant de plats sur la table, et tout était grandiose à sa façon.

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 16_Vodkaschkent

 

Et maintenant, conclure

Voilà. Cet article aurait pu s’appeler « fort comme un Ouzbek, fier comme un mexicain », ou l’inverse, au final. Pourquoi avons-nous tant divagué ? Une chose en appelle une autre, et se remémorer des souvenirs forts d’il y a sept ans ou d’il y a quatorze ans… quelle différence ? Nous avons tous fouler des terres qui nous ont marqué, et avec cela un même sentiment, parfois galvaudé, d’appartenance. Mais en tous les cas avec des souvenirs qui accrochent. Pour le Mexique, quatorze ans après, l’émotion est toujours intacte. México en la piel avec sa mise en image présentant le Mexique comme le paradis sur Terre, c’est surréaliste, mais ça me donne toujours la larme à l’œil et l’envie de reprendre sur un coup de tête un billet aller, et de s’y installer. Pour l’Ouzbékistan, ce sont davantage les souvenirs d’une traversée. Le lien que nous avons pu développer avec cette terre était quand même moins fort, et l’envie de s’y installer ne nous effleure pas tous les jours, encore qu’il serait tout à fait possible d’y vivre. Car comme partout ailleurs, il y a de quoi manger, se divertir, et se la coller en criant (enfin pour cela, ce n’est pas non plus valable partout, et on va s’en rendre compte 800 kilomètres plus loin, sans que nous puissions dire que c’était une surprise).

En tout cas, le mot de la fin sera pour le grand Charles. Et laissez-vous emmener :

MPI_Article Interlude Ouzbek_Image 14_Charly tu m'emmenes au bout de la Terre

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24 décembre 2021

Noukous et la mer d’Aral, balade dans le Karakalpakistan

Dans ce Karakalpakistan, tout ne serait-il pas histoires de sauvegarde ? Balade dans le nord de l’Ouzbékistan, nord autonome, désertique, karapalkelkechose, qui a fait de cette étape, la dernière en Ouzbékistan, un lieu de grandes réflexions, une fois n’est pas coutume.  

 

Après cet enchaînement Samarcande – Chakhrisabz – Boukhara – Khiva, cités millénaires rivalisant de monuments plus somptueux les uns que les autres, plus porteurs d’histoire les uns que les autres, villes dont les centres historiques sont plus unescoïsés lus uns que les autres, la route poursuit son cap nord-ouest pour une dernière étape ouzbèke dans la ville de Noukous. Noukous n’a plus rien à voir avec les quatre cités précédentes. C’est du 100% pur jus soviet. Plus tellement neuf. Taille : 300 000 habitants. Couleur : ocre sur gris. Tout est bien droit et finit dans le désert à l’est, dans ce qu’il reste de l’Amou Daria et les champs à l’ouest.

Notre virée à Noukous, si elle était logique tant notre route retour devait nous mener à l’ouest, peut ressembler de loin à un point singulier de ces trajectoires nécessaires pour avancer à la voile. Depuis Och, au Kirghizistan, nous empannons régulièrement. Les vents dominants viennent de l’est dans cette partie du Monde. Nous naviguons donc au portant, conditions aisées. Dans ces pays, on a presque l’impression que c’est fait pour nous pousser en dehors, nous indiquer la sortie. Il faut pour avancer faire quelques bords et quelques manœuvres néanmoins. Elles sont exécutées dans nos villes étapes. À Noukous, après le long bord entamé à Karchi, nous obliquerons sud-ouest jusqu’à Achgabat, capitale turkmène collée à l’Iran, pour un dernier bord long, sans manœuvre, ultra-rapide, « avec l’obligation de ne pas rester trop longtemps dans la dépression, pour éviter la casse ». Mais de ce dernier bord, on en reparlera dans pas très longtemps (enfin dans pas trop d’articles).

MPI_Article Noukous Aral_Image 1_Plan d'eau

Mais Noukous n’était pas seulement le point logique de l’empannage pour être efficient dans notre régate, ce quart de circumnavigation en aller-retour. Elle était aussi un point de passage obligé pour nous, à la manière des portes des glaces dans d’anciennes éditions du Vendée Globe. Aujourd’hui les Zones d’Exclusion Antarctique ont fait perdre cette notion et maintiennent au nord les concurrents. Pour nous à l’inverse, aucune interdiction d’aller plus au nord que Noukous, pour une petite escapade en dehors de la route directe. Simplement, il nous faudra entrer au Turkménistan par le poste qui est situé au sortir de Noukous.

Cela était prévu depuis déjà plusieurs semaines. Quand nous avions dû aller défendre notre nécessité de traverser le Turkménistan à l’ambassade à Bichkek, nous avions dû préciser par quel point d’entrée, mais aussi le jour précis où nous y serions. Et pas le jour d’avant, ni le jour d’après. Tout était dicté d’avance. Il fallait que nous passions, à cause des règles du jeu turkmènes, des portes non seulement spatiales, mais aussi temporelles. Challenge que même les navigateurs les plus férus de fichiers météo, seraient bien peu nombreux à relever. Mais eux ont pour Dieu Neptune. Nous nous sommes sur Terre. C’est sans doute plus facile, car les éléments humains, tant saugrenus soient-ils, et qui nous ont poussé à tant de précision, sont sans doute malgré tout plus prévisibles que les vents et les courants. Il y a accord avec des autorités, des contrats passés sur des papiers, des montres pour vérifier que tout est respecté. C’est ainsi, qu’entre Bichkek et Noukous, nous avons géré notre temps un peu comme nous l’envisagions (avec la limite du visa kirghiz comme seule autre barrière horaire ; un peu de trail dans cet article ne fait pas de mal). Il fallait juste être à l’heure et sous les meilleurs aspects, au point de rendez-vous.

Nous sommes arrivés sur Noukous dans l’après-midi du 22 septembre (2016). Le passage de l’autre côté de la ligne maginaire était prévu le dimanche 25, avec un départ dans la matinée. Nous avions donc, une fois l’installation faite, deux jours sur la zone, à attendre, adossés à la frontière. Il se trouve qu’avec les quelques mots d’introduction qu’on a pu faire sur Noukous, plutôt sur le cadre, et en ajoutant qu’il n’y a pas grand-chose à faire dans la ville, on se demande bien ce qui a valu le déplacement. Pour autant nous allons occuper deux journées, entre activités et tâches routinières.

Pourtant il y a, plusieurs fois par jour, des cars de touristes occidentaux qui débarquent. Ce n’est pas la cadence ni la volumétrie du Château de Versailles ou des Galeries Lafayette, mais sans doute un peu plus de cent personnes qui arrivent jusqu’ici, jusqu’au point le plus nord de leur séjour en Ouzbékistan. C’est soit le J7, soit le J9, soit le J11 d’un circuit. Il est clair que c’est un bonus d’un séjour dépassant la semaine, pour ceux qui ont le temps, et qui voyagent sans se soucier de l’organisation. Et cette petite cerise sur le gâteau (un peu d’exotisme au milieu de toutes ces mosaïques), c’est ce que la presse française nomme (curieusement) le Louvre des steppes. Le Louvre du désert aurait été mieux, mais a posteriori, l’officiel Louvre d’Abu Dhabi en a pris le nom. Car le Karakalpakistan, cette région autonome du nord-ouest du pays, est en effet répertoriée dans le biome Désert et terres arbustives xériques, suivant la classification du WWF. Petite confrontation culture versus sciences.

Le Louvre des steppes (donc), soit le Musée Igor Savitsky est une étrangeté quasi mystique. Ce musée abrite, dans ce coin de désert (donc), une collection démentielle (on parle de presque cent mille pièces) et de haute valeur. Vouées à la destruction par Staline, ce bon Monsieur Savitsky a accumulé à Noukous, ville reculée, isolée et oubliée, des milliers d’œuvres, pour sauvegarde. La peinture d’avant-garde russe, pas tellement en ligne avec le réalisme socialiste a ici trouvé d’abord un refuge clandestin, puis un écrin (enfin une boite à l’architecture austère), aujourd’hui aux abois financièrement. Ces œuvres d’artistes jetés aux goulags ou exécutés, ont été acheminées parfois dans des conditions rocambolesques et permettent de garder traces d’artistes n’ayant pu ou voulu fuir le régime et nous gratifier aujourd’hui, renommée internationale acquise, d’expositions dans les plus beaux musées du monde ou de fresques dans les plus beaux opéras du monde. Outre les nombreuses peintures, des sculptures, des tapisseries, des orfèvreries et de l’argenterie, tout un amoncellement de pièces de l’art populaire et de pièces archéologiques ou ethnographiques sont conservées. C’est donc cela que viennent voir les touristes. Des artistes méconnus, mais aussi quelques œuvres d’artistes plus connues, comme quelques-unes de Fernand Léger, léguées par la veuve.

C’est au niveau de ce musée que la chevauchée des steppes de Sylvain Tesson et Priscilla Telmon, que nous vous avions déjà présentés lors de notre tragédie équestre en Mongolie, s’est achevé. Les deux aventuriers-écrivains étaient parvenus à refourguer leurs montures, les trois fantastiques Boris, Ouroz et Bucéphale, au musée, qui fait donc étable à l’arrière. Si nous ne les avons pas vu en faisant le tour de l’imposant édifice, c’est que devenus chevaux officiels du musée, ils ont été installés dans le luxe d’une vraie ferme non loin, devenue dépendance du musée de facto. Tout en espérant qu’ils étaient encore de notre Monde, 16 ans plus tard, à profiter du bon foin que ce banquier ouzbek avait garanti à vie, à l’issue d’une conférence des deux aventuriers tenue au sein du musée.

De notre côté, ce n’était pas la fin du voyage et nous n’avions donc pas prévu de mettre autant de symbolique et de protocole pour notre passage à Noukous. Pour nous, ce n’était qu’une étape, la route logique, et nous ne serions pas capables de faire autant de chemin pour aller voir un musée, aussi important soit-il pour son apport à l’art et le soutien qu’on voudrait lui donner. Cette histoire de sauvegarde d’œuvres par la volonté d’un Homme fait échos à la sauvegarde manquée de ce qui un peu moins de 200 kilomètres plus au nord était une des plus grandes mers fermées de la planète (en 1960, elle en était la 4e étendue lacustre). On peut désormais utiliser le passé, car il n’en reste plus rien, de cette Mer d’Aral. En 2021 encore moins qu’en 2016, et inexorablement les quelques flaques qui subsistent ici et là, côté ouzbek ou côté kazakh (encore que, depuis lors, un barrage kazakhs a permis de sauver l’honneur) s’en iront. Le corps mort continue sa lente mais certaine décomposition. Clairement, c’était cela qui suscitait davantage notre curiosité : aller voir quelque chose qui n’existe plus, et profiter de la longue route qui longe l’Amou Daria, pour se replonger dans l’Histoire et tenter de comprendre ce qu’il s’est passé. Aral en kazakh signifie île. Et c’était pas sans nous rappeler le destin de l’île de Pâques, où tout avait foutu le camp là aussi.

Aujourd’hui donc, la capitale karakalpake a en son est le désert, et en son ouest ce qu’il reste de l’Amou Daria, vidé (une fois de plus) juste en aval de la ville, et tout ce qui est permis par ces dérivations, sur l’autre rive. Comprendre des cultures comme si on était dans la Beauce ou dans la belle campagne normande. Comment se dire donc qu’un peu plus haut, ce que nous allons découvrir lors d’une petite escapade à la journée, le désastre et la conséquence de cette campagne normande, est aussi inconcevable que visible ?

MPI_Article Noukous Aral_Image 2_La mer d'Aral 1

MPI_Article Noukous Aral_Image 3_La mer d'Aral 2

MPI_Article Noukous Aral_Image 4_La mer d'Aral 3

MPI_Article Noukous Aral_Image 5_La mer d'Aral 4

« L’Aral, mer de la soif, redeviendra-t-elle un jour ‘le grand miroir bleu’ que chantent les Kazakhs ? » se questionne le duo cité plus haut, dans les dernières pages de leur chevauchée. Ma réponse est : cela dépend des Hommes ; si l’on décide d’obstruer les centaines de dérivations qui volent l’Amou Daria et le Syr-Daria, et qu’il continue de neiger (ou au moins de pleuvoir) sur les Tian Shan et le Pamir, alors tout est possible, avec le temps. Sauf à ce que la planète bleue soit devenue l’étuve vers laquelle on se dirige, et que l’effet direct des rayonnements et de la température induite soit supérieur à l’apport probable en eau. À cela il faudrait considérer que le débit d’antan des deux fleuves nourriciers soit retrouvé. Que ce qui soit finalement reversé ne soit pas contré par l’évaporation. Car d’après la logique, toute masse d’eau trop peu suffisante et versée au compte-goutte, à l’échelle des anciens rivages, sera, aussi sec, évaporée. La disparition de la mer d’Aral a causé dans la région des hivers plus froids et des étés plus chauds (on parle d’entre cinq à dix degrés dans les deux sens ; ce n’est pas rien). Son rôle de régulateur a disparu en même temps qu’elle, forcément. C’est l’histoire des dépendances, des effets induits.

MPI_Article Noukous Aral_Image 6_Le musée de l'eau de Boukhara

Cette photo a été prise au musée de l’eau de Boukhara. Déjà, la problématique était clairement affichée. « Voilà ce que nous avons fait » fallait-il comprendre. Le secrétaire général de l’ONU de l’époque (mandat en cours lorsque nous étions là-bas, en 2016), Ban Ki-Moon, était venu voir par lui-même. Il avait dû se dire « bordel, mais on est quand même vraiment trop cons », mais avait finalement dit un plus policé « It was shoking ». Et d’ajouter : « It is clearly one of the worst environmental disasters of the world... It really left with me a profound impression, one of sadness that such a mighty sea has disappeared ». Tu m’étonnes.

Je n’ai pas osé la traduction pour ne pas dévoyer ses propos, mais c’est sûr que c’est choquant. D’autant plus quand on sait les effets induits. Il y a ceux cités plus haut et le fait que l’évaporation a entraîné une dispersion du sel, au gré du vent, qui est venu appauvrir les terres alentours. Après, c’est quoi l’échelle, pour une planète ? C’est quoi la mer d’Aral ? Pourquoi on en a besoin d’ailleurs ? Alors qu’il y a que deux trois péquenots qui y vivent autour et que les conséquences de sa disparition ne sont perceptibles que localement ? Il y aurait beaucoup à dire sur cette affaire, sans doute plus de choses intéressantes que ces quelques questions absconses (absconnes ?).

Pour notre part, l’escapade aurait pu tourner au drame (deux presque véritables sorties de route, dont une perte de contrôle totale de la part du chauffeur, mais qui s’est fini bien. Mais ça c’était le hasard). Un drame plus personnel et insignifiant certes que celui de la mer d’Aral, même si nos mères ne l’auraient sans doute pas vu du même œil. Budget étant celui qu’il est, amputé des 20 dollars « évaporés » au marché (rappelez-vous), y aller par nous-même, sans partage, n’est guère possible. Les prix affichés nous promettaient de ne rien en voir de cette mer d’Aral, pas même ses anciens rivages. La meilleure méthode est alors de rassembler tout ce qu’il traîne comme voyageurs dans les mêmes conditions que nous, de les sonder et de les convaincre, et de tenter de former quelque chose, un semblant de famille nombreuse, une démarche à la Groupon.fr hors ligne, et avec la qualité de service qui va avec. Après quelques tractations dans les rues de Noukous, on y va pour deux néerlandaises perchées, deux infirmiers marseillais qu’Islam Karimov aurait enfermés pour des raisons qui lui étaient propres, et une irlandaise perdue. C’est donc avec une joyeuse bande que nous avions dû découvrir un des aspects les plus déprimant de notre chemin. C’était un peu comme ces copains (sauf que nous nous ne les connaissions pas) qui ne se sont pas vu depuis longtemps, qui profitent du fait qu’ils sont là, après un enterrement d’un ami proche, pour faire la fête.

MPI_Article Noukous Aral_Image 7_Moynaq the city not the sea 1

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Si nous disions dans le chapeau de l’article que Noukous nous posait la question de la sauvegarde, nous ne croyions pas si bien dire. Qu’en est-il de celle de nos appareils photos ? Nous avons fait un article sur Noukous, mais aucune photo sur Noukous. Vous ne l’aviez pas même remarqué tant celui-ci était haletant et finalement illustré tout de même. Tout juste donc, des photos de l’ancienne Mer d’Aral avec des bateaux rouillés, et de la bourgade de Moynaq qui semble l’être aussi un peu.

Mais de Noukous, rien dans nos appareils, sur nos cartes mémoires et nos disques durs. Et même dans nos mémoires. Nous ne savons même plus si nous avons pris des photos de Noukous. Nous avons un doute car parfois dans un voyage, il est des temps où l’appareil en bandoulière n’a pas la moindre nécessité. Nous vivions notre route sans toujours penser qu’il faudrait la partager. Ou disons plutôt la montrer. Même si dans ma tête il n’était pas exclu de l’écrire.

MPI_Article Noukous Aral_Image 13_Enfin Noukous - Ce qu'on a vu by GoogleMaps

* Dispositif non existant (a priori) lors de notre passage. Photos non contractuelles.

MPI_Article Noukous Aral_Image 14_Enfin Noukous - Ce qu'on a vu ou pas comme ça by GoogleMaps

Pour les deux aventuriers-écrivains (Tesson-Telmon) c’était ici, à Noukous, la fin d’un long périple, initié à Almaty, au Kazakhstan, et les ayant amenés à parcourir une route faite de bien plus de nature que la nôtre. Mais nous avons vu ou ressenti pareillement les grands espaces, dans ces contrées que nos chemins et routes ont partagé, quels que furent nos moyens de transports motorisés. Pour nous c’était une fin aussi, la fin de l’Ouzbékistan. Une fin mais pas la fin donc. Nous allions continuer à progresser vers l’ouest. Et d’abord, de l’autre côté d’une frontière mystérieuse.

MPI_Article Noukous Aral_Image 15_La carte totale

Sinon, à Noukous :

Nous y avons consciencieusement mis à la boite nos traditionnelles cartes postales de fin de pays. Après de longs kilomètres de marche, nous avons pu enfin trouver ce qui faisait office de bureau de poste. En tout cas un bureau où une dame nous a vendu de nombreux timbres, contre de nombreux billets, comme vous pouvez l’imaginer, après quelques difficultés de compréhension, comme vous pouvez l’imaginer. Nous étions confiants. Sans peut être avoir l’assurance d’un envoi, mais nous avions la satisfaction du devoir accompli. Avoir consacré le temps qu’il fallait pour se dire que nous n’avions pas été légers envers notre devoir. Trois heures à arpenter des rues grises et toutes droites pour vous faire part, à l’ancienne, de notre avancée, avant de ne plus pouvoir le faire jusqu’à la fin du voyage. Mais nos proches nous on dit n’avoir rien reçu. De chaque pays elles avaient pu arriver. Première déconvenue. Il ne sous semblait pas avoir écrit trop de choses déplaisantes pourtant, et j’avais personnellement veillé à ce que ces cartes soient assez illisibles.

Et puis, avec l’histoire du taux de change, nous nous sommes payés un bien bel hôtel. Ce fut le seul logement que nous ayons payé au taux officiel. Avec des soms achetés au marché noir, c’était une aubaine que nous ne nous sommes pas refusé. Que vivrions-nous après avoir franchi la frontière mystérieuse ? Ne fallait-il pas en profiter un peu ?

23 octobre 2021

Boukhara – Khiva, même combat : du soleil et des mosaïques

Comment vous présenter les choses ? Les « choses » ? Deux merveilles, deux villes. Simplement quelques kilomètres entre elles pour qu’elles puissent avoir leur quelque chose à elles.

Boukhara et Khiva. Vous avez vu Aladin ? Vous avez rêvé de la route de la Soie ? De ce qu’elle était en son milieu ? Pékin, Istanbul : ce ne sont que des extrémités faciles à atteindre, d’autant plus aujourd’hui. En vérité, les puristes limiteraient cette route entre Xi’An et Antioche. Mais pourquoi tout limiter ? Les routes ont elles une fin, si ce n’est une arrivée au Conquet, à Vladivostok, au Cap, à Ushuaia ? Pékin et Istanbul, c’étaient quand même sans doute des arrivées marquantes. Nous avions choisi ces jalons clés de notre parcours non sans raison. Mais qu’y avait-il en ce milieu ? Vous y aviez pensé ? À ce milieu désertique où des Hommes ont pourtant construit des cités. Erigé des minarets en mosaïque et en terre cuite d’une beauté parfaite. Fait preuve d’ingéniosité démesurée pour s’y établir et faire perdurer leurs ouvrages. Où ils ont réussi à créer des points d’ancrage pour un certain temps. Des points d’arrêt. Des points d’intérêt, pour que plusieurs siècles après, de jeunes gens chanceux des climats tempérés soient titillés de venir se perdre là.

MPI_Article BKH KHV_Image 1_Tête de gondole

Plutôt que de poursuivre la linéarité du récit, étape par étape, il paraissait audacieux de regrouper ces deux villes en un seul article, qui pourrait ainsi faire les comparaisons et dresser les similitudes. Comment vous expliciter ces deux villes ? Peut-être dire que Boukhara est un peu plus vivante que Khiva, dont le centre a été volontairement plongé dans une fonction de musée à ciel ouvert, et dont le voyageur se contente un peu trop facilement. Mais il faut bien parfois sanctuariser, conserver le patrimoine. A certains effets, cela a même parfois été mieux fait que dans quelques-unes de nos villes, où les enseignes en vogue ont voulu s’inscrire au plus proche des édifices qui attirent. À Khiva le « centre », enfin disons tout ce qui est à l’intérieur des remparts de l’Itchan-Qala, a été traité avec un peu plus de respect, d’où la notion de musée à ciel ouvert. Mais finalement, quel est le mal à cela ? Pourquoi les musées devraient-ils se limiter à des espaces clos et couverts ? À des alignements de peintures, de sculptures, d’installations pensées par des plasticiens plus ou moins inspirés ? Un ensemble de bâtiments ne pourrait-il pas mériter l’appellation ? L’ICOM, le Conseil international des musées, a d’ailleurs validé cela par la définition qu’il donne des musées :

« Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation. »

Ainsi nous parcourons, avec délectation, des musées à ciel ouvert. À la date de rédaction de cet article, avril 2021*, après presque quatre mois d’enfermement en un an, de lieux de culture restés inaccessibles sur toute la période, parcourir un musée à ciel ouvert parait être la meilleure des choses qu’il soit, d’ailleurs. Ainsi pendant les quelques confinements successifs, au moins certains ont pu, d’abord dans un rayon d’un kilomètre et pendant une heure, puis progressivement un peu plus, parcourir le musée Paris : musée schizophrène entre beauté majestueuse des avenues et craditude faste des boulevards. Mais tout était plus calme qu’à l’habitude, et ce devait être une expérience pour ceux qui en ont eu la chance. Mais il manquait indéniablement ce qui fait aussi Paris : les bars et les restos, les cinés et les théâtres, les espaces de n’importe quoi institutionnalisés. 

En Ouzbékistan en 2016 nous étions bien loin d’imaginer ce qu’il nous arriverait cinq ans plus tard à l’échelle planétaire. Nous étions-là, insolents d’innocence, à déambuler, à rentrer dans des bâtiments, un coup à droite, un coup à gauche. Les espaces et les mouvements étaient libres, encore que. Sous la chaleur écrasante ce ces plaines oasisées, les pas se limitent un peu, se comptent. Si nous aimons déambuler au hasard, à Khiva cela est un peu moins naturel. A Boukhara plus facile. La délimitation de l’Itchan Kala, remparts délimitant l’ancien Khiva, met une barrière mentale. Nous sommes bien allés quelques fois de l’autre côté, mais nous avons passés, il faut bien le reconnaître, la majeure partie de notre temps à l’intérieur des fortifications. Car il y avait aussi tout simplement tellement de choses à voir. A Boukhara, l’organisation de la ville n’étant pas comparable, nous avons largement pu mettre en pratique nos déambulations hasardeuses, et déborder des cadres, notamment ceux de la carte de notre guide.

Néanmoins, ces villes vous feront suivre le même programme : Mosquée 1, Mosquée 2, Mosquée 3, Madrasa 1, Madrasa 2, Madrasa 3. Peut-être alternerez-vous, ingénieux et fier d’en avoir eu l’idée, les mosquées et les madrasas, pour créer du changement ? Mais c’est bien là votre seule alternative. Laquelle est de toute façon assez insignifiante, car vous verrez, quel que soit le nom donné à l’édifice, un peu près les mêmes choses. Des bâtiments qui, s’ils n’ont pas la même fonction, rivalisent de beauté dans des styles architecturaux très cadrés. Et donc, la beauté des lieux a pris le pas sur la vie. On peut presque dire que la beauté écrase, et que le poids de l’Histoire, même pas forcément bien connue, inspire la marche silencieuse, respectueuse, et lente du touriste.

Nous traînons donc les pieds dans ces deux cités. Non que nous n’avons plus l’énergie ou la motivation. Mais, nos têtes pointées vers le haut, rivées sur les mosaïques bleutées, nous nous efforçons d’un traînage de pieds des plus respectueux. Nous nous laissons le temps de nous imprégner du décor. C’est une glisse agréable. Il faudrait peut-être utiliser le terme de « glisser doux entre les structures », plutôt que « trainer les pieds ». Et d’ajouter que, oui, cette chaleur accablante, à laquelle nous sommes pourtant désormais habitués, n’incite pas non plus au slalom rapide entre les minarets, d’autant que tout est plat dans ce désert.

L’objectif de regrouper ces deux villes en seul article apparaît, à ce stade de l’écriture, problématique. Les deux villes ont tout de même des singularités et des histoires qu’il ne faudrait pas mélanger. L’appareil photo a aussi rapporté de nombreuses images dont la sélection n’est pas évidente. D’avoir déambulé pendant presqu’une semaine en cumulé dans ces deux villes apporte une telle matière, que trop de choix se posent. Comment être objectif ? Et en même temps comment résister à l’envie de vous faire plonger dans cette lenteur et cette immersion apaisée, en vous montrant ce que l’on y a vu, sans limite. Tel un flot d’images déversé. L’article pourrait sans aucun doute ne se composer que de clichés, à l’inverse d’un Paris-Match qui sait n’en retenir qu’un. Mais cela constituerait un préjudice pour quelques histoires insignifiantes, les nôtres, qui n’auraient alors pas été révélées, et une injure de ne pas aborder en quelques lignes ce qu’étaient les Histoires passionnantes de ces deux villes.

*

Boukhara, ville 1

Boukhara est une des villes Sainte de la zone. La zone que nous entendons, c’est l’Asie Centrale. Sans qu’on puisse toujours bien en définir les contours ethniques, car les ethnies s’étalent et c’est bien naturel, il s’agit surtout d’une appellation géographique, qui veut dire que c’est une zone entre l’Asie que l’on a bien dans nos têtes (Chine, Japon, Asie du sud-est, etc.) et le Moyen Orient que l’on a bien dans nos têtes (soit les pays à connotation arabe forte mais qui ne sont pas ceux du Nord de l’Afrique). Pour faire un peu simple. Les définitions des uns et des autres divergent, se limitant à une bonne partie des –stan countries (les pays en « stan » mais pas tous) pour certains, ce qui permet de délimiter une zone avec les frontières actuelles du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan. Et pour l’UNESCO c’est une question de climat, et donc l’Asie centrale est un patchwork de pays entiers, ceux précités, augmenté de la Mongolie dans sa globalité, et de bouts de pays, englobant jusqu’à une partie de l’Iran, de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Inde, de la Russie, et de la Chine. Avec cette liste étendue, notre voyage en Asie Centrale s’étend dans le temps plus que nous ne l’avions imaginé. Mais la définition réduite de l’Asie Centrale se limitant au pays en –stan de l’ex bloc URSS est tentante. Elle permet de mettre l’Histoire au premier plan, ce qui aurait dû être l’évidence pour l’UNESCO. Elle a une certaine logique avec ce que nous avons ressenti : une zone avec une certaine singularité. Celle d’avoir fait partie il y a encore trente ans d’une même entité de gouvernance, d’avoir été carrefour de civilisations, de luttes et d’empires. Et malgré des différences de langues, de traditions, de paysages, l’ombre des khanats et des conquêtes à grande échelle plane sur cet ensemble restreint. Ainsi, on peut se concentrer plus facilement sur ces zones où des peuples et des organisations étaient bien en place, mais qui ont été bousculés, dernièrement, par des invasions barbares.

Les meilleurs livres indiquent pour Boukhara plus d’un millénaire de vie et de rebondissements. À ses premières heures, Boukhoro-i-Sharif, que l’on pourrait traduire par « Boukhara pilier de l’Islam », avait déjà le statut de capitale, de centre névralgique, et une importance religieuse incontestable. Cela se voit aujourd’hui par l’amoncellement de pépites architecturales qui servent la cause (offices ou enseignement) et par les noms évoqués, à certains coins de ruelles, pour nous rappeler qu’ici vécu : Avicenne (Ibn Sina) qui a peut-être connu le bug de l’an mille ou quelque chose de comparable et que l’on retrouvera plus tard sur notre route du côté de Hamadan en Iran (et qui malgré toute légèreté portée dans le discours est un des Hommes remarquables – sans jugement - que l’Humanité ait connu), quelques poètes de renommée que nous n’évoquerons pas ici, ce blog n’étant pas littéraire pour un sou, et au milieu du XIXe siècle, quelques « rois » complètement mégalos qui ont su dire à l’Occident comment ils voyaient les choses en leurs terres, alors que Britanniques et Russes se disputaient la région. Entre les deux extrémités de cette frise chronologique (mais visons le début du XIIIe siècle de notre calendrier pour être plus précis), Gengis Khan, que nous avions aperçu tout en bronze sur la place du même nom à Oulan Bator était venu foutre la zizanie dont il avait le secret, et qui avait fini par faire plonger Boukhara loin derrière Samarcande (que nous vous avons raconté un peu plus tôt) en termes d’importance, Timur en ayant fait capitale un siècle plus tard, comme vous le savez désormais.

Mais le meilleur dans cette zone du Monde, est la confrontation soudaine entre des galaxies qui ne vivaient pas dans le même Univers. Alors qu’on finirait de raconter l’histoire d’un émir, représentant d’un souverain qui fonda une dynastie dans un désert en commettant les pires atrocités, en commence une nouvelle. Où les troupes d’un Tsar déboulent de leurs forêts de bouleaux avec leurs costumes et leurs manières rustres, prennent le contrôle du décor, mais pour la forme, l’exotisme, et l’art de la tragédie, laissent en place les mégalos en costumes d’Aladin qui vont rapidement se la jouer en mode guerrier. Et sans qu’il faille l’écrire, tout cela se retourne contre eux un peu plus tard, le trop plein de confiance anéanti, avant que revers croisé, les russes ne reprirent la forteresse de l’Ark avec quelques bataillons (Frounzé, que nous avons croisé à Bichkek et qui a une rue à lui dans toutes les villes d’ex-URSS qui n’ont pas eu le choix d’abord, ni l’audace de les débaptiser ensuite), et plus globalement Boukhara.

De ces siècles passés, Boukhara ne semble pourtant conserver que la glorieuse époque des khanats, qui ont perduré, tantôt turco-mongols, tantôt perse. Toutes les traces d’invasions trop récentes sont inexistantes pour des yeux aussi peu avertis que les nôtres. Nous sommes restés dans le côté Contes des Mille et une nuits des choses. Les traces en bas des murs, une fontaine pas du cru qui dérangerait n’importe quel étudiant en fac d’histoire, une inscription quelque part dont un guide se plierait à en donner le sens, ce n’est pas que ce n’est pas trop notre style, mais nous les voyons pas. Nous voyons ce qu’il y a en ce mois de septembre 2016, ni plus ni moins. Et c’est déjà pas mal. On voit de beaux bâtiments, une belle alchimie entre eux, et une belle alchimie avec ceux qui pourraient être jugés moins beaux. C’est un véritable décor, tout est là où il doit être, et chacun semble être à sa place et avec les bons habits. 

MPI_Article BKH KHV_Image 2_Mosaïques parfaites

MPI_Article BKH KHV_Image 3_Dans une rue de Boukhara

MPI_Article BKH KHV_Image 4_Marchand de tapis, de Boukhara

MPI_Article BKH KHV_Image 5_Une fin de journée avec papy

MPI_Article BKH KHV_Image 6_Ronaldov plays guitar

MPI_Article BKH KHV_Image 7_InDaStreet

MPI_Article BKH KHV_Image 8_Juste une photo avant

MPI_Article BKH KHV_Image 9_A la mosquée

MPI_Article BKH KHV_Image 10_Monuments

MPI_Article BKH KHV_Image 11_Monument People

Mais à Boukhara il y a quand même une histoire dont nous ne pourrions pas nous passer. Celle de la forteresse (l’Ark) et de tous les mystères (pourtant maintenant racontés tels des romans) qui s’y sont déroulés en son sein. L’Histoire vient ici mêler la Couronne britannique qui furetait un peu partout à cette époque (mais pour un pays insulaire, s’aventurer si loin dans les terres, est-ce raisonnable ?). Le contexte de l’époque est celui des Empires, des Khanats, des égos et des émissaires. Au XIXe siècle, les Britanniques envahissent l’Afghanistan. Non loin de là, les khanats (dont celui de Boukhara) voulurent être rassurés quant aux velléités de l’Empire UK. C’est ainsi que les émissaires de la Couronne entrent en jeu et participent malgré eux à l’Histoire de cette partie du Monde, payant de leur personne. L’Emir de l’époque, Nasrullah, était quelqu’un qui se considérait haut, et la moindre petite entorse au protocole, le moindre petit signe qui pouvait signifier un tout petit quelque chose en moins de pouvoir pouvait déclencher en lui des décisions féroces et irréversibles. Ce qui suit est ce qu’on peut considérer comme l’exemple parfait de la capacité à « délivrer des messages clairs ».

C’est ainsi qu’un malheureux émissaire venu à sa rencontre, empli de bonnes intentions qu’on lui avait ordonné de transmettre depuis Londres, et avec en tête cet esprit du devoir, s’est retrouvé piégé par la vanité de l’Emir, au regard de la considération inappropriée des donneurs d’ordre de ce pauvre homme. Arrivé à cheval devant l’Ark (erreur de protocole) avec ce qu’on lui avait donné à remettre à Nasrullah, une lettre signée du gouverneur général des Indes et non de la Reine Victoria (erreur majeure de jugement, Nasrullah considérant la Reine de l’Empire britannique comme son égal, signe quand même que dans sa tête de barbare, une femme raffinée sirotant du brandy à Buckingham pouvait arriver à sa hauteur), le colonel Stoddart fut jeté manu militari dans la fosse aux insectes de l’Ark. Deux ans plus tard, la Couronne envoya un capitaine, pour tenter d’obtenir la libération de Stoddart. Le capitaine Connoly ne connut pas meilleur sort, et rejoignit son compatriote dans sa drôle de collocation. Cette fois-ci, la raison est que les Britanniques avaient dû quitter Kaboul peu fiers, ce qui fit penser à Nasrullah que les Britanniques étaient désormais une petite opposition dont on ne pouvait plus rien craindre, dorénavant entité inférieure. De plus il y mêla du mélo, en pensant que tout cela était un complot des Britanniques avec d’autres Khanat, dont celui de Khiva. Un an plus tard, Nasrullah n’ayant reçu réponse d’une lettre à la Reine Victoria, le colonel Stoddart et le capitaine Connoly durent creuser leurs tombes devant l’Ark, et furent décapités, aux sons de la fanfare. (Cette section est très largement inspirée du Lonely Planet « Asie Centrale » 4e édition, langue française – En Voyage Editions).

MPI_Article BKH KHV_Image 12_Ark One

MPI_Article BKH KHV_Image 13_Ark Two

Il y a aussi à Boukhara l’édifice qui a été choisi par le Lonely Planet (« Asie Centrale » 4e édition, langue française – En Voyage Editions ; bref, le même bouquin) pour la couverture du guide de la « zone ». On a trouvé ce que nous appellerions une petite chapelle en nous promenant au hasard dans une partie de la ville restée dans son jus, un peu à l’écart des ensembles grandiloquents. Cette « chapelle » nous a en tout cas accompagnée sur plusieurs milliers de kilomètres, car il ne faut pas vous le cacher, nous voyageons avec un guide. Enfin disons un livre papier. Et, il faut l’avouer aussi, ce livre, ramené jusque dans notre bibliothèque, nous permet, si longtemps après, de nous replonger dans les histoires, et sert bien entendu à l’écriture de certains articles, notamment lorsqu’il s’agit d’Histoire résumée, comme celle de Stoddart et Connoly.

MPI_Article BKH KHV_Image 14_La Couv

C’est toutefois dans le centre endormi de Boukhara, dans son centre musée, que nous avons connu nos quelques histoires sombres de notre Ouzbékistan. Alors que tout se passait bien par ailleurs, c’est ici sur la place du Liab-i-Haouz que nous avons dû subir nos premières tentatives d’escroqueries. Le Liab-i-Haouz, c’est un peu le Saint-Michel de Boukhara, elle-même le Mont Saint-Michel des abbayes, mais quand même, on ne va pas nous la faire. Et dans ce cas, le petit pourboire forcé de quelques centimes, ou de quelques milliers de soms (vu avec les milliers de soms, ça n’a jamais le même effet sur le moment), on va le rechercher, juste pour faire chier, juste pour faire respecter la notion de pourboire, juste pour dire que quand un prix est indiqué, il faut le respecter. Aller réclamer, discuter, a été sans doute la chose la plus dommageable de notre séjour à Boukhara. Mais trois tentatives localisées sur cette placette (de par les dimensions géométriques et non la dimension historique) ne peuvent en aucun cas avoir effet sur le plaisir que nous avons eu à déambuler librement dans les ruelles ce cette ville qui, loin des clichés présentés, mérite totalement le détour long.

*

Entracte - Transition

Transition de désert nécessaire. Comme une pause entre deux rounds : on enlève le protège-dents, on se rince une petite plaie qui s’est ouverte sur la pommette, et on reprend ses esprits avant de replonger dans le même combat.

On replongera en effet dans un décor à couper le souffle, un décor noble. Condensé, impactant, stupéfiant. Mais il faut donc du souffle.

400 kilomètres de désert, que l’on engouffre à vive allure, comme pas le temps ou la possibilité de repousser le chrono de la pause (« Time » dit l’arbitre), sur une large 4 voies dont le revêtement de plaques de béton rappelle ce de je me souviens des autoroutes allemandes. Ça rappelle le bruit du train : le tacata-tacata-tacata devient le toudoum-toudoum-toudoum. Et le toudoum sur une banquette de taxi ouzbek, ça prend plus la tête que le tacata d’un train d’où qu’il soit.

MPI_Article BKH KHV_Image 15_Transition One

MPI_Article BKH KHV_Image 16_Transition What

A l’approche de Khiva, on distingue sur notre gauche l’Amou Daria, sur présentation de notre chauffeur. On en a déjà parlé de ce fleuve meurtri. Là il apparaît parfois large endormi, parfois ruisseau amaigri. De la 4 voies qui le surplombe, il fait l’effet d’un mirage. Il y a du désert, et la largeur insensée qu’il a par moment peut faire négliger sa petitesse en d’autres endroits. C’est elle qui est terrible. Avec tout ce que l’on a lu, distinguer l’Amou Daria, c’est comme apercevoir un arrière-grand-père, un poilu, à qui on a envie de décerner une médaille, pour tout le service rendu. Un honneur funèbre tant on sait que tout est joué. On aura envie d’en reparler de telle et telle manière, et on saura qu’en le faisant on n’y changera rien. Ce sont les causes perdues. Mais encenser la bravoure, la résilience, ça se fait encore. Mais nous filons à toute vitesse avant de le perdre en obliquant vers Khiva.

*

Khiva, ville 2

Nous n’avons pas beaucoup d’anecdotes à vous raconter sur Khiva.

Nous sommes déposés à l’extérieur de l’Itchan Qala. On y pénètre, sacs sur le dos, par la porte Nord. On dépensera quelques heures pour trouver où nous poser sans trop dépenser. Et puis, comme à chaque fois, on trouvera. Et une des plus belles photos de notre voyage aura été prise alors que nous étions en pleine recherche du logement, et que nous avons pris la photo à l’arrache, entre deux chambres que nous faisions mine de pouvoir nous payer. Alors que nous squattions totalement une terrasse, nos sacs laissés à la réception.

MPI_Article BKH KHV_Image 17_Postcard from Khiva

Une fois installés dans un truc un peu plus moyen, voire carrément plus bancal, le jour d’après est arrivé comme on l’attendait. On a pu retrouver le soleil et les mosaïques, sans avoir l’air tout à fait privilégiés.  

MPI_Article BKH KHV_Image 18_Familia Grande

MPI_Article BKH KHV_Image 19_Del otro lado

MPI_Article BKH KHV_Image 20_Fashion Week

MPI_Article BKH KHV_Image 21_Entre

MPI_Article BKH KHV_Image 22_A la beauté

MPI_Article BKH KHV_Image 23_Mar adentro

MPI_Article BKH KHV_Image 24_Bonjour de la haut la haut

MPI_Article BKH KHV_Image 25_Bonjour de la haut la haut la haut

MPI_Article BKH KHV_Image 26_Bonjour de la haut la haut la haut la haut

MPI_Article BKH KHV_Image 27_Bonjour de la haut la haut la haut la haut la haut

MPI_Article BKH KHV_Image 28_Bonjour de la haut la haut la haut la haut la haut la haut

MPI_Article BKH KHV_Image 29_Khiva Itchan Qala Secret Map

*

Pour quitter les khanats

Il nous faudra bien à un moment, quitter la beauté parfaite, quitter les khanats passés. Il y a forcément, de l’autre côté des murailles, des marchés qui sont devenus ouzbeks. Vous les avez déjà vu en photos précédemment, dans d’autres villes. Rajouter des images des marchés de l’outre Itchan-Qala n’apporterait plus rien de plus, mais ils existent, un peu comme les marchés des Maréchaux, loin des merveilles. Et on n’y a parfois pas tous les codes. On y a vécu quelques anecdotes, très personnelles, où nous nous demandions où était passé le coton ouzbek. Sans en dire plus.

Nous allons filer nord désormais, parler d’autres choses. Même si nous repasserons bientôt encore sur d’anciens territoires de khanats évaporés, nous n’en parlerons plus, car la situation actuelle n’y a plus rien à voir, et que cet article suffit. On ne parle plus forcément de l’empire romain lorsque l’on se rend dans l’ancienne Lugdunum, sauf à monter à Fourvière pour autre chose que ses nuits.

On retrouvera donc la route, après avoir eu l’impression de faire une pause dans le temps.

 

* Sa publication a néanmoins un peu traînée.

12 mars 2021

Du coton et du blé : un interlude inopiné avant de réattaquer une grosse séquence de mosaïques

La route que nous avions prise, en obliquant au sud de Samarcande et en s’aventurant vers Chakhrisabz, « surprenante » ville que nous vous avons décrite au précédent article et dont vous vouliez tout savoir sans jamais avoir osé le demander, avait donc pour vocation de faire un écart par rapport au tracé habituel pour rejoindre Boukhara depuis Samarcande. On avait à l’article précédent parlé de petite fantaisie avant de rentrer dans le rang, et en effet, comme vous avez pu le lire, c’était une pure fantaisie. Mais quand une fantaisie est agréable et qu’elle ne sert à rien, elle n’est pas loin d’endosser le beau rôle, dans une aventure comme la nôtre, si rythmée.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 1_La carte

Temps ainsi donné dans cet article de faire passer cette fantaisie comme véritable opportunité d’aborder tous ces thèmes qui nous paraissaient inévitables, lorsqu’il s’agit de l’Ouzbékistan. Mais des thèmes qui n’ont encore trouvé place dans les récits passés et qui, au vu du programme à venir, à base de mosaïques principalement, seraient encore plus à la peine sans ce temps dégagé. Il nous fallait profiter des 350 kilomètres de cette route sud entre Samarcande et Boukhara, cette route à travers cette province de Kachkadaria, géographiquement partie supérieure du goulet d’étranglement vers l’Afghanistan qu’elle forme avec la province de Sourkhan-Daria, fonctionnellement autre grenier à coton du pays (en complément de la vallée de Ferghana), et littérairement parlant grande oubliée des livres.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 2_Sur la route Sud

L’intérêt de se rendre à Chakhrisabz était donc au début pour nous celui de découvrir ce qu’il se passait dans cette province de Kachkadaria. La lecture d’une belle petite bourgade restée dans son jus avait achevé de nous faire obliquer, mais davantage comme une cerise sur un bon gâteau que comme réelle nécessité de fêter un anniversaire. Nous y avons vu des tombeaux et des ruines que nous ne soupçonnions pas, sans doute parce qu’en fait nous n’avions pas tant lu sur Chakhrisabz, et que seul le fait de quitter une route toute tracée nous avait guidé. Nous avons été surpris par la capacité d’aménagement urbain des villes dont aucun n’a jamais entendu parler, et qui à l’inverse de chez nous parfois, vont de l’avant sans se poser trop de questions. Nous y avons même mangé dans un bon snack, signe de jeunesse entreprenante, de prospérité.

Mais cet article n’a pas pour but de vous évoquer à nouveau cette ville dont nous taisons désormais définitivement le nom et dont nous voulons oublier l’orthographe. Si nous voulons arrêter d’en parler et arrêter de l’écrire, c’est pour aborder plus largement des campagnes, plus que d’une ville qui deviendra sans aucun doute comme ses voisines que nous décrirons prochainement : une ville à hôtels et à bons restaurants pour nos concitoyens qui désormais peuvent jouir de leur temps et d’un système qui marche encore.

La réalité de la campagne est tout autre. Déjà on peut dire qu’il y a campagne, car cette route en forme de banane, ou pour les plus orientalisants, en forme de croissant de lune, traverse des zones de cultures, parfois de petits bourgs, souvent de petits centres d’activité. Ce n’est pas le désert, il n’y a pas d’oasis. C’est la campagne dans sa définition de rythme et d’activités que l’on ne veut pas voir en ville. Elle est traversée d’une route qui supporte sans plier et sans rougir le nom de route principale, car finalement c’est la plus belle et la plus pratique du coin.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 3_Vers Karchi

MPI_Article Sur la route UZ_Image 4_Vers Karchi again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 5_Vers Karchi again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 6_Vers Karchi again again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 7_Vers Karchi again again again again

MPI_Article Sur la route UZ_Image 8_La route enfin

MPI_Article Sur la route UZ_Image 8_Voie principale

Si les digressions sur la route ne vous intéressent pas (ou plus), vous pouvez zapper cette partie.

En France, on s’est constitué un réseau de goudron et d’asphalte hallucinant. Aux alentours de deux millions de kilomètres. On a fait le nécessaire pour desservir une ferme, un hameau en péril, un point de vue en haut d’un col dont on aurait pu se passer en empruntant les routes qui avaient été développées en bas, et qui pouvaient permettre de contourner le monticule sans doute tout aussi vite. Cela sert au moins au Tour de France et aux bandes de motards qui, venant d’ailleurs, font rutiler en été leurs machines, sur ces routes qui semblent avoir été créées pour cela. On se demande parfois qui a payé et dans quelle logique. Mais le confort des auberges que l’on y trouve au bout, en haut, et qui nous permettent de nous échapper, nous guide la plupart du temps vers d’autres réflexions. En France, on peut aussi rouler sans cul-de-poule. On a beau dire, mais la route est tout de même souvent un billard. Il y a tous les réseaux secs et humides qui vont bien pour faire passer de part et d’autre le nécessaire à nos vies. Parfois, sur nos autoroutes, canal sans écluses imposant l’arrêt (hormis les grandes barrières de péage qui nous exaspèrent l'été), rapides mis sous contrôle, on a dû prévoir des passerelles pour faire traverser les cervidés et des caniveaux pour faire passer les amphibiens. Il doit y avoir des pancartes pour les guider, avec des pictogrammes et des directions. Les rongeurs, eux, peuvent prendre les deux franchissements.

Ici en Ouzbékistan, les hommes et les bêtes doivent s’y prendre à deux fois avant de traverser. Un peu comme sur la rue de Paris, celle que l’on a dans beaucoup de nos villes de périphérie et qui n’est jamais cette rue calme de zones pavillonnaires, auxquelles on réserve souvent les noms de fleurs ou d'oiseaux. La rue de Paris se veut parfois la rue des magasins, parfois la rue la plus large pour faire comme, parfois la rue qui est dans l’axe qui la vise, en petite couronne. Et puis des fois elle a juste le suffisant d’ingrédients pour accueillir quelques assassins de la route que Paris ne peut accueillir en propre. Paris, des assassins de la route, elle en a envoyé en province, mais aussi un peu partout dans le Monde. On ne sait pas bien si ça faisait partie du package de Napoléon, de la colonisation, ou du simple fait que Paris, toujours copiée (mais jamais égalée), a au fil des décennies, su exporter son savoir-faire et suscité les contrefaçons. Mais oui, ici, en Ouzbékistan, les campagnes ne sont pas aussi faciles que chez nous. Dès que la route principale est quittée, les chemins sont carrossables, certes, mais il faut y rouler au pas, et la poussière se soulève. Les autoroutes sont des pistes goudronnées qui filent tout droit, deux voies sans barrières. Ces routes n’ayant pas été construites pour rien, les points de vie se succèdent. En toute objectivité il faudrait d’ailleurs voir la chose à rebours. Les points de vie se constituent généralement au bord des fleuves et des rivières, mais aussi des routes qui peuvent assurer le flux. L’état des routes confirme alors le bon fonctionnement de ce qui a été créé autour, par opportunisme. Et en Ouzbékistan, les aires de service sont les cafés et les épiceries de nos départementales.

Si ces nouvelles digressions sur la route ne vous ont pas intéressé, ou que vous ne les avez pas lues, mais que vous êtes tout de même sensible à la question de l’urbanisation et de la ruralité en Ouzbékistan, ne zappez pas cette partie. Mais quand même ; une petite histoire en route, en guise de rattrapage.  

Avec ces lotissements qui pourraient trouver chez nous le nom de baraquements, ces champs qui doivent rester accessibles et ces routes qui doivent permettre d’extraire des champs, on est loin du désert. À hauteur de satellite**, on peut clairement faire la différence d’entre le sable d’un désert bien réel et le vert-brun des parcelles qui se sont développées, en zones concentrées. Dans les parties de sable, la vie continue tout de même par endroit. Collée à la bande de bitume, elle laisse par endroit quelques kilomètres carrés à d’autres formes qui n’en sont pas encore au même stade technique et politico-commercial que COLAS et FAYAT, et sans doute, pardon pour eux, bien d’autres.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 9_La vue satellite

Alors que voyons nous le long de ces artères de vie ? Artères ou veines, d’ailleurs ? Lesquelles peuvent être considérées comme amenant le sang neuf, lesquelles se chargeant de la besogne du sang vicié ? Comment les reconnaître ? Comment faire la différence alors que les routes sont faites pour le double sens, quelle que soit leur largeur ? On voit ce que doivent être les organes à faire fonctionner. Le mécanisme solidaire de l’apport et de la décharge n’est qu’un. Un bras, une jambe, une tête à besoin des deux réseaux à chaque instant. On ne sait jamais si ce sont les routes qui ont créé les oasis, la poule l’œuf, les vaches le fromage, le cœur les organes, l’URSS l’Ouzbékistan d’aujourd’hui. Et pour le désert, on ne sait pas si le résultat est à associer à la nonchalance de l’Homme, ou à la clairvoyance qu’il peut avoir par moment de ne pas s’attaquer à plus fort que lui. Mais la question qui se pose, en voyant ces tentatives de gagner sur lui, c’est : comment les Hommes se sont répartis sur cette planète, pourquoi par endroit, alors que rien n’était propice, ils se sont installés et ont fait des miracles d’ingéniosité pour persister dans leur établissement, contre toute logique** ?

Ainsi, s’est développée la culture du coton dans cette province de Kachkadaria, à la porte du désert du Kyzylkoum. Tout comme son arc miroir Samarcande - Navoï - Boukhara, au nord. Tout comme un peu plus au nord-ouest, sur la zone Ourguentch - Dashoguz, île verte au milieu du désert, partagée par deux anciennes républiques du Turkestan russe, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. C’est que la vallée fertile de Ferghana, productrice historique ne suffisait plus à Moscou, dès le XIXe siècle. Au XXe siècle, l’Amou-Daria, savamment pompé, a permis d’apporter l’eau nécessaire pour développer de nouvelles zones de cultures, et d’intensifier la production, quelques produits dignes de l’Elixir du Professeur Ortega (EPO) agrémentant la recette. Aujourd’hui donc, l’Ouzbékistan vit encore sur ce système d’irrigation. Et que ce soit l’Amou Daria au sud, lequel est très sollicité par la partie turkmène (via le canal du Karakoum, l’Amou Daria alimente indirectement Ashgabat, capitale turkmène collée à l’Iran, après 900 km à travers le désert), ou le Syr-Daria, en vallée de Ferghana puis au Kazakhstan côté nord, qui détournés dans les champs du Turkestan ont conduit à assécher ce qui était la mer d’Aral***.

Quelques aménagements de génie civil permettent donc à l’hydraulique de faire pousser l’or blanc à peu près n’importe où. Quelques civils dont le temps est aménagé permettent d’en avoir extraction peu coûteuse. On a pu lire que les étudiants ouzbeks au lieu de faire trois semaines d’intégration à se murger la gueule et à faire des jeux stupides au nom des traditions d'intégration, devaient passer un petit mois dans les champs, en remerciement par anticipation de l’année universitaire à venir. D’autres devraient quitter sans enthousiasme leur emploi pour aller aider la patrie aux champs. Sans en avoir tous les détails et n’étant en capacité d’apporter nous-même la preuve d’un tel systématisme, nous avons vu, il est vrai, quelques camions avec une vingtaine de jeunes à l’arrière se diriger vers les champs, en ce mois de septembre de récolte et de pré-rentrée.

La récolte, manuelle, draine également de nombreuses femmes et familles dont tous les membres, même de très jeunes, sont à la tâche, sous la chaleur écrasante d’une zone qui devrait être désertique. L’Ouzbékistan doit tourner autour du 6e ou 7e rang des producteurs mondiaux de coton, ce qui vu les moyens techniques et les surfaces allouées est une place honorable considérant le podium Chine – Etats-Unis – Inde. Elise Lucet s’était déjà émue, à sa manière, du coton ouzbek (pour de multiples raisons : catastrophe écologique et sociétale, réseaux financiers opaques, éthiques de nos enseignes) dont les révélations piquaient sans doute autant que les mains le sont dans les champs. D’autres ONG ou journaux internationaux ont évoqué des chiffres : jusqu’à deux millions de personnes, dont des enfants, forcées à la récolte à l’automne. Des enquêtes et analyses sont nombreuses sur Internet.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 10_Du Co Ton

Mais avec notre position filante sur ses axes, nous n'avons pu voir que de nombreux champs de coton prêts à être cueillis ou en train de l’être, mais avec un certain flou. Difficile de s’arrêter avec nos moyens de transport partagés, surtout au niveau de ces champs au travail. Peu d’images de qualité de notre part donc, mais il suffit des quelques bons mots clés dans la barre de Google pour avoir beaucoup plus d’informations. Ces longs kilomètres dans cette zone nous ont au moins permis de nous intéresser au sujet. En dehors de cela, c’était donc la campagne qui défilait à gauche et à droite de ces veines et de ces artères de bitume et d’une vie parfois donc un peu particulière et si différente de la nôtre.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 11_Farm and proud

MPI_Article Sur la route UZ_Image 12_Farm and mud

MPI_Article Sur la route UZ_Image 13_Warm and woody

Les artères, les veines. Elles permettent les métaphores, et sans doute aussi d’écrire des articles longs. Alors que nous nous étions promis d’aborder des sujets importants.

Mais les artères et les veines des Hommes travaillent, font fonctionner, sont nourricières. Elles assurent un boulot quotidien dans les usines et dans les champs, pour tenir des registres en tout genre, et sans doute pour faire des gâteaux sucrés pour les mariages. Et si dans les champs elles prélèvent, dans les rues des villes elles égrainent, frénétiquement. Action multi-quotidienne de l’Ouzbek qui doit acquérir la moindre denrée, solliciter le moindre service, rembourser la moindre petite dette. Ses doigts doivent rester agiles, la fonction « Comptage » de son cerveau alerte, toujours : bénéficier d’un bon système vasculaire et d’un bon système reflex est crucial pour sa survie, encore plus en Ouzbékistan qu’ailleurs.

C’est qu’en Ouzbékistan, a minima à l’époque où on l’a traversé (mais vous allez pouvoir comprendre un peu plus bas), il était (comprendre le passé, comme un conditionnel de sûreté) vital de savoir faire passer rapidement des petits bouts de papier entre ses doigts et que le cerveau arrive à suivre sans se tromper. Nous parlons de dizaines ou de centaines de petits bouts de papier pour une transaction des plus sommaires, à faire passer en quelques secondes d’un côté à l’autre pour prouver / à suivre d’un côté à l’autre pour accepter, avant de recompter pour accepter définitivement. Des dizaines, voire des centaines de milliards de mouvements de doigts quotidiens dans ce pays de 30 millions d’habitants, et qui participent à l’économie, malgré ou grâce à eux. Lorsque la plus petite des transactions, par exemple l’achat d’un oignon, vous nécessite de détailler une dizaine de billets, il faut de la vitalité au bout des doigts. Alors comment vont les doigts de nos vieux ouzbeks ? Toujours plus souples ou arthrite chronique généralisée ?

Si l’argent ne vous intéresse pas, vous pouvez zapper cette partie, mais c’est pourtant là qu’on parle du blé dont la mention était on ne peut plus explicite dans le titre de l’article que vous avez choisi de lire.

C’est qu’en Ouzbékistan, la question de l’argent entraîne des vraies problématiques de logistique, et vous impose de jouer franc jeu avec votre goût du risque. La monnaie, le soum, ne vaut rien. C’est-à-dire qu’un dollar vaut officiellement, en ce mois de septembre 2016, juste en dessous des 3 000 soums. Lorsque la calculatrice divise 1 par 2 970, ça donne 0,000337. On est pas loin de penser à l’écriture scientifique pour dire combien de dollar ça fait. Faut aller dans le dix puissance mois quatre. Mais le soum ouzbek, est une monnaie schizophrène, bicéphale. Au marché noir, 1 dollar s’échange aux environs de 6 400 soums. Ça ne change pas grand-chose à l’échelle de l’écriture scientifique, on sera toujours dans du quelque chose à dix puissance mois quatre, mais dans ton porte-monnaie de tous les jours ça fait un peu plus que 2 fois plus. 2,15 pour être précis. Si on te dit que pour le même billet que tu sors de ta pochette remplie de dollars tu peux acheter 2,15 fois plus d’un truc nécessaire tu fais quoi ? Ou disons, que tout ce que tu vas payer te coûte 2,15 fois moins, comme ça tu peux acheter des trucs moins nécessaires ? Qu’est-ce que tu fais si t’es normal ? Tu y vas, bien sûr. Mais y vas-tu avec la pression de la police ouzbèke ? Cette pression que nous nous sommes peut-être mise dans la tête tout seuls, en lisant, à droite et à gauche de sombres histoires sur des blogs de voyageurs. Et notre guide, notre Livre, notre Bible, qui nous le déconseille formellement. Epineuse situation. Dilemme s’il en est. Gestion du risque par une prudence dans les premiers jours, permettant de toper des taux intermédiaires mais dans des lieux safes, jusqu’à franchir le pas des ruelles et des parkings de marchés, entre deux bagnoles, en fin d’Ouzbek. Appât du gain ou vie raisonnée et économe ? Comment traiter ces deux systèmes, l’un tellement officiel et désavantageux, face à l’autre tellement usuel et généreux ?

A savoir que ce que nous avons vécu n’est rien. Les taux officiels du soum par rapport au dollars sont aujourd’hui, à fin 2020, pas loin du quatre fois pire. Tout s’est envolé, juste après la mort de Karimov. Il a fallu six mois entre février 2017 et septembre de la même année pour qu’un premier palier soit atteint. Septembre. Un an après. Tout cela était-il lié ? Le nouveau pouvoir en place a surtout décidé de quelques mesures qui n’étaient pas des mesurettes. D’abord une décision de réformer l’économie, et parmi un certain nombre de dispositions prises par le nouveau président, celle d’aligner le taux officiel à celui du marché. Les deux mois qui suivirent ont été, sinon l’effet d’un cataclysme, celui d’une régulation qui en disait long. On ne pouvait bien sûr lier un tel écart à un seul homme, si Karimov soit-il. Mais en deux mois tout s’est effondré. Ou peut-être aplani finalement. À début novembre 2017 un euro valait 9 400 soums. Dans les trois années qui suivirent, la dévaluation du soum n’a pas montré la même intensité, mais a continué de suivre sa courbe infernale, pour atteindre à l’heure de la rédaction de cet article, en novembre 2020, 12 300 soums, taux officiel. Alors que nous devions à l’époque trimballer des sacs à dos de billets de 1 000 pour aller au supermarché. Et que parfois, avant de partir en balade, on devait arbitrer entre la bouteille d’eau et les liasses de billets.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 14_La courbe

MPI_Article Sur la route UZ_Image 15_La déchéance

MPI_Article Sur la route UZ_Image 16_Le pognon

Les billets de 1 000 étaient à l’époque la coupure la plus courante. Il y avait aussi à de très rares moments des coupures vertes, valant 5 000. Clairement, elles étaient éparses, et nous n’en avons pas eu beaucoup lors de notre séjour. Sur la photo il y en avait 500.000 soums, sur les 1.300.000. Bien heureux étions nous d’avoir tapés ces coupures de 5.000. Elles avaient été mises en service en 2013, mais ne faisaient pas partie de l’usage courant en 2016. Depuis 2017, pour éviter l’emballement et ne pas atteindre les niveaux de l’inflation du mark, la banque nationale ouzbèke a édité des billets de 10 000, 50 000 et 100 000 soums. Le sac doit être plus léger pour aller cherche du pain, surtout pour une grande famille. Mais cela ne doit pas solutionner l’achat d’une voiture, d’une maison. Comment cela se passe-t-il donc, oserez-vous la question ?

En dollars, bien évidemment. L’Ouzbékistan n’est pas le premier à devoir de plus en plus considérer que sa monnaie (active) n’est rien, sinon le dollar. Même à Cuba, ils n’ont pas cru au rouble, et ont introduit en 1994 le peso convertible, indexé sur le dollar. Un dollar masqué, un faux dollar à sa vraie valeur ; quand dollar est le mot interdit. Néanmoins, ce système à deux monnaies est désormais révolu depuis le 1er janvier 2021, et le système monétaire est désormais unifié. Il reste le peso cubain, qui vaut 4 cents, et des billets de 5 pesos pour valeur maximale. Mais il reste aussi et surtout des magasins où on ne peut payer qu’en dollars. En vrai dollars cette fois. Depuis 2019, le dollar n’est plus persona non grata sur l’île, et pour acheter des biens à valeur élevée (voiture, électroménager, etc.), il faut bien en passer par là. Alors ces magasins n’offrent que cette possibilité. Si le système est un peu moins schizophrène avec la suppression du peso convertible, il ne devrait pas tout résoudre des problèmes des cubains les moins heureux en affaires.  En Equateur, au Cambodge, le dollar est devenu la monnaie d’usage, sans honte, et pour tout. À un stade plus officiel, plus avoué, plus assumé qu’en Ouzbékistan en 2016. L’Ouzbékistan d’alors était à un stade encore en dessous du Vietnam de 2010, où 1 dollar valait 25 000 dong, et les chambres d’hôtel se payaient entre 6 et 8 dollars. La circulation des deux monnaies ne posait pas de problème. Sauf à avoir été con, il ne me semblait pas qu’au Vietnam en 2010 il y avait un vrai marché noir. J’étais bien allé changer des 50 dollars dans des bijouteries un peu particulières, mais ça n’avait rien à voir avec la course au bon taux de 2016 en fin d’Ouzbékistan.

MPI_Article Sur la route UZ_Image 17_Les bons conseils

Source : Le Routard. (Néanmoins, dire que le taux de change au marché noir était « très avantageux » jusqu’en 2002 est complètement stupide. Une mise à jour bienvenue serait d’écrire, « jusqu’en septembre 2017 », date à laquelle l’alignement des taux est entré en vigueur. Car en septembre 2016, le marché noir offrait des taux de 115% supérieur).

L’appétence au risque en Ouzbékistan à ce moment-là (et sans doute encore aujourd’hui) était donc de savoir si on allait se frotter aux vendeurs du marché, véritables dealeurs des cités lilloises. Dans leurs gros sacs en plastique des coupures par milliers. Sur les téléphones s’affichaient les taux. L’histoire que nous allons raconter maintenant est une histoire d’un peu plus loin que cette route sud de l’Ouzbek. Nous étions alors à Noukous, ville du nord-ouest. Pleins de certitudes, acheteurs habitués des points de vente les meilleurs. On en était à notre dernier échange du pays. Il nous fallait encore changer 120 dollars, et à cet endroit, nous voulions affiner, optimiser, comme si cela avait une véritable importance. Quand le taux à 6 450 s’est affiché, au lieu des 6 400 habituels et barbants, nous avons vu les lumières de Las Vegas clignoter. Sans en voir les travers. Alors que c’est toujours le casino qui gagne.

Si vous n’avez pas lu la théorie sur la politique monétaire de l’Ouzbékistan ci-avant, mais que vous aimez malgré tout les cas concrets, vous pouvez reprendre ici, pour une petite anecdote sur l’argent de la rue.

Pour le gain alléchant de presque un dollar au marché noir, nous nous sommes payés le luxe d’une transaction des plus dangereuses. Qui s'est révélée des plus frustrantes. Etait-ce le goût du risque, la nécessité de compter, la volonté perfectionniste du geste maîtrisé de bout en bout ? Pour presque un dollar nous nous sommes mis en risque. Pour presque un dollar nous avons joué la partition de tout un chacun ouzbek. Nous avons voulu faire ceux qui savaient. Ceux qui avaient l’habitude de compter à triple allure les billets, de valider le produit sans hésiter, et de charger les sacs à dos contre remise des précieux dollars. Là, en l’occurrence, il fallait que nous comptions 774 000 soums. En coupure de 1 000, on vous laisse faire le calcul, mais ça fait quand même 774 billets. Mais Las Vegas reste Las Vegas, et les tours de passe-passe sont si bien exécutés qu’on ne peut que les applaudir. Même si celui-là nous a dégoûté, quand, rentrés à notre hôtel et vidant les liasses sur le lit puis les recomptant nous avons compris. L’équivalent de 20 dollars avait disparu. Ils étaient jeunes, une approche parfaite, un bagout avenant, et une maîtrise incroyable de l’élastique et des billets dans les manches.

Ce soir-là nous n’avons pas été manger au restaurant, tellement nous étions dégoûtés. Nous avions eu l’impression d’avoir été violés, et nous étions dans cette culpabilité incompréhensible du viol. Nous ne voulions pas sortir, tout juste refaire l’histoire. Nous voulions comprendre comment après avoir été des plus vigilants en comptant les liasses sur ce putain de parking de marché, il manquait des billets à l’arrivée. Las Vegas reste Las Vegas, mais les tours de passe-passe sont les plus beaux lorsqu’ils sont faits à d’autres fins que de vous jouer un mauvais tour. Pour nous réconforter, nous nous sommes juste dit que cet hôtel de Noukous, le plus luxueux que nous ayons fait en Ouzbékistan, nous avions pu nous le permettre car il affichait un prix en dollars tout en appliquant le taux officiel. Pour nous qui avions payé avec des soums du marché, ça faisait un peu plus de 50% de ristourne. Et finalement, nous ne savions plus tellement la valeur des choses, cette soirée-là.

Si vous avez zappé intégralement toute la partie sur l’argent, voire tout le début de l’article car vous n’étiez dès le départ intéressé que par le tronçon entre Karchi et Boukhara, vous pouvez reprendre ici.

A Karchi nous avons dû changer de véhicule. Notre chauffeur nous dépose sur un grand parking, attenant à un marché. Il y a la cohue des grands jours car nous sommes un vendredi, et qu’il est l’heure de midi. J’ai pu revivre là une scène vietnamienne. À peine nos sacs sont-ils sortis du coffre qu’ils sont arrachés par ceux qui voudraient nous conduire, sans même connaître notre destination. Il y a celui qui saisit la bretelle droite et qui doit vouloir partir vers G’uzor, et celui qui saisit la bretelle gauche et qui doit vouloir aller à Boukhara. Le gars qui tient la bretelle gauche a une petite avance, mais ce ne sont pas des manières. Autour de cela, un public ramassé en cercle observe le combat, et qui peut-être lance les paris comme lors de combats de coqs, par cris secs et signes avertis juste au-dessus de la tête. Quand nous remettons la main sur nos sacs, avec autorité, nous faisons signe que tout le monde va se reprendre, tranquillement, et que c’est nous qui allons choisir, après discussion. Le message semble passer et les discours des chauffeurs prétendants deviennent plus commerciaux. On nous promet deux belles places à l’arrière de la camionnette par ici, un beau cuir dans une berline juste là, une vitesse de fusée et le meilleur pilote de la région dans la Toyota par là-bas. Les tarifs de départ sont alignés. Rapidement et sans doute pour abréger la séquence qui se déroule sous chaleur écrasante, nous choisissons le beau cuir de la vieille berline, pour des raisons qui nous sont propres, et nous prenons aussi sec la route de Boukhara, que nous rejoindrons en un peu moins de trois heures.

Après Karchi, et un peu près à la moitié de la distance à couvrir pour rejoindre Boukhara, une autre des ressources de la province de Kachkadaria : la Mubarek Gas Processing Plant. Ses installations, réservoirs en tout genre étirés vers le haut, se distinguent au loin après des premiers kilomètres désertiques. Il fallait bien en cette fin d’article casser le mythe de l’Ouzbékistan tout coton (avant de découvrir encore une autre facette de l’Ouzbékistan tout carreau). Il y a aussi de l’industrie dans cette région. Oh certes, pas des chaines d’assemblage de bagnoles dans des hangars dont les mètres carrés se comptent en dizaines de milliers, mais des choses plus modestes, plus paysannes. Un peu de traitement de laine et de confection de textile, dans des dispositions et proportions plus modestes mais pas si lointaine de ce qui se fait aussi dans notre pays. Mais donc aussi un peu de gaz. Le gaz, ça fait tourner les turbines.

Les derniers kilomètres avant Boukhara sont partagés entre zones à nouveau désertiques et zones d’agriculture. Des oasis à la Disneyland, tracées à la règle, bénéficiant d’importants systèmes d’irrigation, coupent la monotonie de l’ocre et tentent de faire valoir la farouche animation de l’Homme à faire ce qu’il veut où il veut. Et nous le disons en termes les plus neutres.

(Et cela vaut même entre Samarcande et Boukhara. Nous l’assurons, alors même que nous n’avons pas pris cette route.)

 

* C’est un engagement en forme de demi-challenge. Sur le côté culinaire, pas de problème, on a des sujets. On vous avait déjà évoqué pour l’interlude kirghize qu’un agrément de la zone était réservé pour le prochain interlude de fin de pays, c’est-à-dire celui à venir, et vous avez également pu déjà, ou allez pouvoir encore le faire, noter quelques emblématiques. Néanmoins, pour la partie musicale, c’est compliqué. Oh oui, on pourrait faire des recherches. Mais ce que nous avons vraiment entendu là-bas, régulièrement, pour l’heure, et sans doute par manque d’adresse, de chance ou de persévérance, nous n’avons pas encore pu mettre la main sur ce que nous voudrions vous faire écouter. Peut-être devrons nous contacter des personnes en Ouzbékistan. Il nous reste quelques mois, au rythme où vont les choses.

** Cet article a oublié, en toute conscience, lorsqu’il a évoqué ces routes, de dire qu’il aurait certainement vu les mêmes choses en suivant la route directe entre Samarcande et Boukhara. On ne les a pas vues, mais en tout cas, c’est ce que laissent à penser les images, prises à hauteur de satellite. C’est que les images prises à hauteur de satellite sont certainement honnêtes, mais celles prises à hauteur de champ de coton ne le sont pas moins, et leur subjectivité est celle louable des gens qui vivent ou passent éclair au ras.

*** Et comment parfois, par endroit, cette absurdité, a conduit à des désastres. Mais de cela nous en reparlerons plus au nord.

7 novembre 2020

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Chakhrisabz

Vous n’aviez jamais osé le demander, mais cela vous brûlait. Voici en substance ce que nous pouvons vous en dire, avec respect bien sûr, mais sans détour (encore que, Chakhrisabz en est un).

Commençons par le début : Chakhrisabz est une bourgade de taille respectable située au sud de Samarcande, à environ 1h30 de route.

S’y rendre, c’est se payer le luxe de sortir de la route habituelle. Celle toute tracée sur les cartes des sites web qui proposent la découverte de l’Ouzbékistan, dans des circuits aux noms qui sentent bon les mystères de l’Orient, le désert et ses caravanes. Cette route directe qui relie Samarcande à Boukhara, puis, en bout de course, plus à l’ouest encore, Khiva, véritable bouquet final bien emballé d’un voyage au pays des mosaïques. Car il peut alors être résumé ainsi. Se rendre à Chakhrisabz est donc pour nous une petite fantaisie avant de revenir dans le rang. Car bien sûr nous ne manquerons pas, dans quelques jours, de nous rendre dans ce que l’on peut assurément compter parmi les plus belles cités historiques de l’Asie Centrale.

MPI_Article Chakhrisabz_Image 1_La carte

Lorsque l’on est débarqué à Chakhrisabz on est un peu perdus. Déjà sur les derniers kilomètres, il nous était difficile de suivre notre trajet sur notre carte. La route était toute neuve, lisse telle un billard, et le bâtiment devant lequel nous sommes déposés, un bel hôtel d’affaires, nouvellement érigé. Aucun de ces éléments n’apparaissait sur notre carte, et nous ne nous raccrochons à rien.

Nous pénétrons dans l’hôtel avec au moins trois classes d’écart, la nôtre étant celle inférieure. On va à la pêche aux renseignements plus qu’à la recherche d’une chambre, car il ne faut pas être devin pour comprendre que nous n’en aurons pas les moyens, ou disons plutôt, pas l’envie. Les halls de ce genre d’hôtel permettent toujours de se rafraichir un peu, de tester des canapés en cuir, et malgré notre accoutrement, d’être traités comme si nous avions un costume et des valises à roulettes. Là néanmoins, d’accueil il n’en sera rien, car il n’y a personne. L’hôtel semble vide, mais il est bel et bien climatisé. On a vu une employée de nettoyage s’enfuir à notre arrivée, soit par peur primaire, nous ayant confondu avec des habitants d’une autre planète, soit parce que, seule survivante du lieu, elle pensait qu’elle allait devoir résoudre un nouveau problème, de surcroit en anglais. Nous lisons quelques panneaux qui indiquent des salles de conférences, puis enfin des grilles tarifaires en dollars. Ce n’est pas un palace parisien, mais ça vaut quand même le prix d’un hôtel Ibis proche de la Gare de Lyon, avec le décorum en plus. Notre certitude devient réalité, nous allons profiter encore quelques instants des lieux pour reposer de notre voiture inconfortable, avant de ressortir bredouille arpenter le grand boulevard qui se dessine devant l’hôtel.

Nous marchons donc le long de nouvelles constructions, de nouvelles routes. Tout est nouveau. Les entreprises doivent même souvent par endroit venir lever quelques réserves sur les bâtiments, les voiries ou les espaces verts. Quelques commerces sont déjà en activité, d’autres paraissent en cours d’aménagement. Mais force est de constater au fur et à mesure que nous avançons, que la ville, de par sa configuration, ne ressemble en aucun point avec ce que nous étions en droit d’attendre avec la carte et les informations de notre guide, dans lequel il était écrit : «  Cette bourgade non russifiée », « Cette plaisante localité semble ordinaire au premier abord, jusqu’à ce qu’on découvre les ruines qui parsèment les petites rues et que se matérialisent les fantômes grandioses d’un lieu totalement différent ». Si cette bourgade n’a pas été russifiée, elle a été ouzbékanisée, et il y doit bien y avoir au fond, quelques mimétismes entre ces deux actions, la seconde tentant de faire comme, avec ses moyens.

MPI_Article Chakhrisabz_Image 2_Grands Boulevards Grands Trottoirs

MPI_Article Chakhrisabz_Image 3_Grands Boulevards par le Baron

MPI_Article Chakhrisabz_Image 4_Lotissement

Cela nous rappelle Bagan, en Birmanie, en 2014. Alors que nous étions arrivés au cœur de la nuit, et après avoir évité quelques gangs de chiens errants à l’affut, dans la rue où nous étions censés trouver trois ou quatre guest house basiques, plus aucune de ces adresses n’existait. Elles avaient été rasées, avec les logements qui les entouraient, pour être remplacées par des hôtels d’un autre standing. Cela nous avait été confirmé à l’accueil de l’hôtel dans lequel nous étions allés nous renseigner, et qui nous avait accordé le droit de nous installer sur la terrasse déserte pour la fin de la nuit. Ces quelques heures non loin de la piscine et dans un cadre enchanteur avaient eu raison de nos principes de backpackers, et à 7 heures du matin, nous entrions dans notre chambre à 70 dollars la nuit ! Coup de folie que l’on peut se permettre pour un voyage de 3 semaines, plus difficile à encaisser lorsque nous sommes dans une filière plus longue, et que seul l’argent que nous possédons sur nous pourra être utilisé. Coup de folie qui s’était néanmoins avéré coup de génie, car à Bagan, sous 45°C ressenti dès 11 heures du matin, la piscine et la clim’, si c’est toujours du luxe et une hérésie écologique, cela n’est absolument pas vécu comme tel sur le moment.

Ici à Chakhrisabz, il n’est pas encore l’heure du déjeuner, mais il n’y a pas d’autre hôtel en vue, et étrangement, on ne sait vraiment pas vers où nous diriger pour trouver lieu où nous établir. Mais moins étrangement, on sait que cela allait nous occuper. Comme à chaque fois, il n’y a pas d’angoisse, ni de remords à flinguer une partie de la journée à tourner avec son sac sur le dos. Si on ne le voulait pas, on serait allé directement à Boukhara.

Nous entrons dans un snack (un vrai kebab de région parisienne, mais propre et avec trois jeunes polis et souriants). On leur explique qu’on cherche un hôtel mais que nous n’avons aucune idée d’où aller, car le grand hôtel d’en face, ce n’est pas pour nous. Tout ça se passe avec un traducteur de téléphone mobile un peu hasardeux, mais ils finissent par réfléchir à la bonne requête. Ils vont et viennent dans une cour intérieure dans laquelle ils crient en direction d’un étage. Des réponses fusent. Dans un premier temps elles doivent être du type « J’en sais rien, je suis occupée, pourquoi tu me demandes tout ça », puis rapidement un « hors de question » sans équivoque. Puis, enfin, sur un ton plus calme : « téléphone à bidule, il pourra t’aider, je crois qu’il connaît machin qui a un ami qui a un hôtel, de l’autre côté de la ville ». Le « hors de question » valait pour le fait de nous accueillir à l’étage. Ce que nous aurions tout à fait accepté vu la gentillesse des jeunes du snack, et que cela bien entendu, aurait arrêté l’épisode de la recherche.

Et finalement, d’appel en appel, au bout d’une heure, un des jeunes sort avec nous, hèle un taxi, et nous conduit devant un bâtiment lui aussi plutôt neuf, ou rien n’indique que c’est un hôtel. Puis nous demande d’attendre là. Il disparaît puis revient une dizaine de minutes plus tard avec une clé. Il ouvre le portail et nous débouchons, après un petit couloir, dans une cour intérieure où il y a quelques tables et effectivement quelques portes qui pourraient ressembler à des entrées de chambres. Il a a priori discuté le prix pour nous. C’est pile poil dans la moyenne de ce que nous avons (même si Chakhrisabz est une plus petite ville, moins côtée, mais gardons à l’esprit que les solutions sont moins nombreuses). Mais nous ne verrons personnellement personne de « l’hôtel ». Nous entrons dans la chambre et le jeune s’éclipse, sans rien demander, comme s’il ne fallait plus qu’il ne nous dérange désormais, et sans doute aussi car il avait quelques sandwiches à vendre à cette heure du jour.

Alors que faire dans cette Chakhrisabz toute neuve ? Se balader comme partout ailleurs, voire ce qu’il en est. Il en est que dans certains pays, raser des quartiers ne pose guère de problèmes. Il suffit d’envoyer des pelleteuses, en veillant tout de même à ce qu’il n’y ait plus personne à l’intérieur des bâtiments, si peu prestigieux soient-ils, qui vont être détruits. On a dû dire que l’on reconstruirait plus beau, plus grand, que l’on redonnerait de la grandeur au pays, et on a dû imaginé que personne ne pouvait s’en plaindre, bien au contraire. À vrai dire, nous ne savons pas si ici quelqu’un s’en est plaint, si quelqu’un s’en est plaint trop fort au point de connaître mésaventure avec les institutions, ou si les solutions de relogement ont su convaincre tout un chacun. À Samarcande, la solution était du même registre, mais un peu différente dans ‘exécution : on a construit un mur pour clarifier les zones. Mais impossible de ne pas avoir en tête les actes de résilience jusqu’au-boutistes en Chine, souvent peine perdue, de certains habitants avant la démolition de leurs habitations afin de libérer des espaces pour des projets d’envergure (barrage des Trois Gorges, site olympique de Pékin ; mais pourvu que jamais les hutong).

A la place de l’ancienne ville, des grands boulevards, une énorme esplanade entourée de bâtiments de petite taille mais réguliers, qui permettent finalement de faire le vide sur les monuments persistants de la ville. Parmi eux, quelques édifices remarquables. Tamerlan est en effet bien né ici, dans cette ville. A l’époque il fallait parler de Timour (son nom de naissance) et de Kech, un village non loin de la ville actuelle, et que l’on peut assimiler à. Ce bonhomme, qui ne savait pas lui-même qu’un pays allait devenir Ouzbékistan et connaître tant de fortunes politiques, à ensuite dans nos livres d’Histoire été nommé Tamerlan, qui n’est autre que la transcription de Timur Lang, soit Timour le boiteux. Boiteux peut-être, mais grand guerrier, sans équivoque et sans pitié. Il a dirigé un empire dont rêve encore Vladimir Poutine. Comme extension. Dans ce que l’on peut résumer en Perse et Asie Centrale. Tamerlan a été jusqu’en Inde, a positionné la famille sur les territoires adjacents, et a bâti à son retour les plus belles cités de l’Asie Centrale, dont Samarcande, où il avait établi capitale. Dans l’article précédent, les images du Registan lui doivent beaucoup. Aujourd’hui, Amir Temur comme les Ouzbeks l’appellent (Emir Timur, du titre qu’il avait choisi qu’on le nomme), a toujours une place très importante dans la fierté du peuple ouzbek, tout comme Ulugh Beg, son petit-fils, qui jouit post-mortem de quelques belles statues et de places à son nom un peu partout dans le pays ; et jamais des moindres.

MPI_Article Chakhrisabz_Image 5_De jets d'eau

MPI_Article Chakhrisabz_Image 6_Amir Timur en petit

MPI_Article Chakhrisabz_Image 7_Amir Timur en grand

Ici donc, la grande esplanade a pour but de mettre en valeur Tamerlan. Les ruines d’Ak Saray, sont imposantes même si finalement peu représentatives de l’édifice d’antan, tellement il n’en reste rien. Enfin juste le principal. On utilise souvent cette expression sur cette fameuse partie immergée d’un iceberg. Elle semble avoir été inventée pour ce palais. La statue de Tamerlan est sans équivoque. Il est né ici, et ça doit se savoir. Finalement, ces travaux de Registanisation ont sans doute été faits pour que la route Samarcande – Boukhara devienne Samarcande – Chakhrisabz – Boukhara. Une petite étape en plus dans le pays pour tous les touristes, on prend. Ce qui aurait du sens sur les prospectus ou les pages internet des voyagistes. Après avoir découvert sa capitale à Samarcande, direction le village natal de Timour, véritable héros du pays. Un musée pourrait être (et sans doute est-il déjà prévu) pleinement dédié à l’enfant du pays qui a, il faut le reconnaitre, su tirer son épingle du jeu. On a donc tout simplement et sans le savoir, visité le lieu incontournable d’une visite en Ouzbékistan, alors que l’on pensait au contraire sortir de l’autoroute pour prendre la départementale.

MPI_Article Chakhrisabz_Image 8_Open Air

MPI_Article Chakhrisabz_Image 9_Dans les petits buildings

Après cette marche à travers les nouveaux espaces qu’on a voulu offrir aux futurs visiteurs, il nous est apparu que nous n’étions pas très loin du snack de nos bonnes âmes de la mi-journée. Et si nous passions les voir, pour boire un rafraichissement dans leur établissement ? A notre arrivée, quelques rires : tout le monde allait bien. On s’enquiert de nos destinées respectives. « Alors comment ça va ? ». « Et l’hôtel ? ». « La viande est prête ? ». « On boit un coup ? ». On prend une grande bouteille de Pepsi dans le frigo, et on sert quelques verres. On nous invite à visiter. Par la cour, on monte à l’étage duquel le « hors de question » avait été adressé plus tôt dans la matinée, comme sentence indiscutable. On y découvre deux jeunes femmes en legging qui animent un cours de fitness un peu comme elles peuvent, les quelques élèves étant disposées dans les maigres espaces concédés par les machines de tortures que sont celles qui doivent vous faire gonfler les muscles, à d’autres séances. Elles semblent autoritaires comme il se doit pour convaincre à l’effort, et on les imagine très bien répondre « J’en sais rien, je suis occupée, pourquoi tu me demandes tout ça », alors qu’elle tiennent une position de gainage devant leurs élèves. La famille qui tient cette multi-activité a en tout cas le meilleur business plan du monde. Kebab au rez-de-chaussée, salle de fitness à l’étage : l’un engraisse, l’autre dégraisse, et donne faim.

Et c’est avec cette histoire sans intérêt que nous allons ici conclure. Nous avons par la suite mangé un bon sandwich, et repris notre marche le long des boulevards de Chakhrisabz, en direction de notre logement. Une piaule de rez-de-chaussée, coincée derrière une porte cochère. Un petit espace, neuf et froid, sans grand intérêt, mais dans lequel nous ne regrettons pas du tout d’avoir posé nos sacs. Du simple fait de comment nous l’avons trouvé, et du fait tout aussi simple de n’avoir rien fait d’incroyable, tout en ayant vu ce qui devrait devenir un must-see de l’Oubzbékistan (et l’est déjà certainement devenu vu le temps que nous mettons à rédiger nos articles). Aussi, nous ne regrettons rien de Chakrisabz. Déjà, ce voyage interdisait les regrets, et autorisait les mauvais choix (sans dire qu’il les encourageait). Mais même au-delà de ce principe, nous n’avions pour l’occasion rien à regretter du tout de Chakhrisabz, bien au contraire. Une ville simple, qui nous rappelle notre banlieue, mais avec un monument survivant au bout d’un parc. Les banlieues ont des histoires quand même, et on peut les voir encore parfois. C’était donc agréable et sans pression. Et surtout nous ne regrettons rien car l’article qui suit vous détaillera précisément ce pourquoi aussi nous voyageons, en évoquant cet itinéraire bis entre Samarcande et Boukhara, en se concentrant sur la route, plutôt que sur nos errements urbains.

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3 août 2020

Samarcande, des khanats au Grand Cané

Nous rejoignons Samarcande en train, depuis Tachkent, dans une ambiance de Transsibérien : gare déserte, wagon désert, wagon daté. La grande différence est que cette fois-ci le départ est vers l’Ouest, de bonne heure le matin, et que, il faut l’avouer, il n’y a pas la moindre excitation, ni dans notre corps, ni donc, dans cette gare. Si nous n’avons pas de cabine, c’est plutôt le personnel de bord et l’odeur du vieux cuir qui nous font penser à notre plus long voyage en train. Si nous sommes heureux de reprendre le rail pour la première fois depuis notre trajet de nuit entre Urumchi et Kashgar, nous ne savons pas encore que ce sera le dernier du voyage.

MPI_Article Samarcande_Image 1_La carte

Le trajet ne dure que quatre heures, une broutille. 300 km ah ah ah… À peine le temps de lire dans le guide ce que l’on va y faire, où l’on va débarquer, et de se rencarder sur là où l’on va chercher à s’établir. Si nous allons à Samarcande, c’est que nous gérons notre temps, que nous subissons la géographie du pays (il nous faut sortir de l’excroissance de l’est par le couloir qui débouche sur notre destination), et que l’on a quand même lu au préalable quelques textes qui nous on fait comprendre que c’était une étape obligée dès lors qu’on était dans le pays, bien plus que nos précédentes.

Samarcande est connue pour un ensemble à couper le souffle : le Registan. En cette période de deuil (précisons encore une fois que le seul président qu’ait connu la République d’Ouzbékistan depuis son indépendance de l’URSS est mort 12 jours plus tôt), on nous rappelle exagérément à la télévision qu’Islam Karimov est natif de la ville. Le BFM TV local d’Etat, fait des directs à n’en plus finir depuis les ruelles attenantes au Registan, non loin d’où le mausolée (temporaire à l’époque, construit dans le dur désormais sur volonté du nouveau président) a été établi sur une petite hauteur, à la mosquée Hazrat Khizr, à quelques ruelles d’où le feu président a passé sa scolarité, à quelques ruelles d’où nous avons trouvé pension, à quelques ruelles du Registan, donc.

Nous avons posé nos sacs au plus près de ce qui sur la carte ressemblait au quartier dans lequel il fallait séjourner pour ne pas s’encombrer de transports superflus, et être au cœur de l’actu. Proche Registan et rue piétonne (au singulier), aurait précisé l’annonce. La famille qui tient la pension offre des services divers, entre hébergement sommaire, bureau de change bien sûr, cela va avec, petit-déjeuner typique et frugal dans la cour pour groupes de touristes hébergés dans de plus beaux hôtels, un peu plus loin, mais qui veulent sans doute ressentir un peu l’habitant sans dormir dans le dénuement. Peut-être certains d’entre eux sont tout simplement traînés-là par un guide zélé, russe de naissance, établi en France depuis deux décennies, et qui a prévu une activité hors les sentiers battus qu’ils ne désiraient pas forcément, mais alors ils font tout de même bonne figure.

Voilà, c’est vraiment une famille qui vit, et qui profite d’une belle cour, mais qui n’a pas décidé d’aménager davantage les quelques espaces qu’elle nous a montré. On a choisi l’une des deux pièces vides, celle de l’étage. Nos sacs pouvaient être vidés par terre tout autour de notre matelas, lui-même posé à même le sol. Il y avait des piles de couvertures rangées le long d’un mur. Inutiles en cette saison, elles décoraient au moins un peu, en complément de bibelots cassés et de livres en ruine et poussiéreux, débordant de cartons. À chaque fois qu’on les croise dans la cour, que ce soit les parents ou les enfants, de vrais beaux et bons sourires, peut-être les plus beaux qu’on ait vu en Ouzbékistan. Ça vaut tous les sourires professionnels des palaces, tous ceux des touristes qui viennent s’enquérir de comment est la vie en Ouzbékistan, entre deux attractions, évoquant le soleil et les mosaïques, mais en ne posant jamais une question sur la situation et l’interrogation pourtant évidente : la mort de Karimov va-t-elle permettre au moins de penser un peu à l’espoir d’une vie un peu plus libre ?

La question n’est pas facile néanmoins. La réponse encore moins. Une fois qu’elle est posée, on ne peut pas dire qu’ils soient complètement à l’aise, et la famille présente alors comme une bouée de secours l’espoir porté en la benjamine, qui semble pouvoir aller plus loin que cadet, de huit ans son aîné, qui ne semble effectivement pas être allé très très loin, mais qui avec le change ramène un peu de beurre quand même. Contexte évoluant. Sans plus de détail, sans plus d’humeur, mais avec la volonté d’en parler positivement, avec pudeur, avec sympathie et politesse vu que la question a été posée avec bienveillance et précaution. Souvent, dans certains pays on se contente de ce que l’on a. Et on met les enfants en avant, comme symbole qu’il faut toujours croire en l’avenir, et que le destin est supérieur. Même si la parole n’est pas encore totalement libérée, avec la présence de touristes à qui il faut répondre, on a appris certainement à faire passer des messages qui vont un peu plus loin que ce que l’on dit avec retenue aux voisins. Derrière ce discours chargé d’un peu d’interprétations, (comment pourrions-nous savoir vraiment ?), on se pose finalement la question de savoir si nous aussi nous n’aurions pas dû, pour ne pas importuner, nous contenter de parler de soleil et de mosaïques.

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Le Registan, les madrassas, les mosquées, et tout ce qui ressemble à une mosaïque directement située derrière sont expédiées le premier après-midi. Oui, l’ensemble est de toute beauté. Et le tout aurait pu être à couper le souffle si… La chevauchée des steppes nous avait déjà averti que la vie de l’endroit était désormais limitée aux détenteurs de tickets glacés. Et il faut reconnaître la majestuosité des édifices et de l’ensemble qu’ils forment. Sans doute est-ce le meilleur moyen de les préserver, comme partout ailleurs dans le Monde. Cela est finalement bien légitime. Mais, à des moments un peu plus qu’à d’autres, cela se ressent comme une privation d’aventure qu’on pensait encore pouvoir trouver au moins ici. Où sont les chevaux, les chameaux, les vendeurs ambulants, les odeurs d’épices en vrac sous les toiles ? Si à Kashgar, en République populaire de Chine, loin dans les boulevards de la nouvelle ville, nous avions déjà eu un bref aperçu de l’art des mosaïques, que l’on pourrait résumer par « l’art de la route de la Soie », pour notre deuxième rencontre avec ces édifices emblématiques de l’Asie centrale et persique, architecturalement c’est comme passer du Stade Bonal au Parc des Princes, (la suite des articles, vous dira qu’il reste encore le Camp Nou ou Santiago Bernabeu), avec des boutiques du Mont Saint-Michel dans les anciennes salles d’instruction des madrassas.

MPI_Article Samarcande_Image 8_De Kashgar à Samarcande

À Samarcande, il y a cette zone protégée du Registan, et une ville semi-moderne - semi-terne qui s’est développée. Elle est la deuxième ou la troisième ville du pays (les chiffres sont peu clairs et Namangan semble être passée devant il y a peu), mais cela n’a rien à voir avec Tachkent, et rien à voir avec les autres villes que le canal que tout un chacun suit dans ce pays le long de la frontière ouest. Samarcande est entre les deux. Comparativement à la capitale, elle possède des reliques magnifiques que Tachkent n’a pas, mais elle a aussi cette russification bien ancrée, cette dimension, et finalement, cette séparation entre les quartiers anciens et nouveaux. On sent bien qu’il y a eu du changement, de l’aménagement, peut-être même une réflexion urbanistique.

Mais dans cette réflexion, les autorités, ou disons une politique, ont décidé de repenser un peu les choses… autrement. Le passage de l’an 2000 ayant dû aider, il fallait rendre plus claire (et sans doute plus floue en même temps) la ville. Des murs se sont construits pour couper quelques liens séculaires d’entre le quartier juif ou la vieille ville d’avec le Registan. Il y avait quelque chose à isoler des touristes qu’il fallait faire venir. Ce qui devait être jugé comme une honte, ou un secret de famille. Un peu de maçonnerie ferait l’affaire pour couper les élans des plus audacieux. Et ça marche. Les murs, c’est ce qu’il y a de plus sûr : Trump, Netanyahou, Banksy et Plaza le disent. Mais les sourires les traversent toujours… comme on l’explique si joliment aux enfants.

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Il y a, outre le Registan, d’autres merveilles à Samarcande. Le cimetière de Chah-I-Zinda en est certainement la plus belle deuxième. Côté mausolée des anciens dirigeants ou côté pierre tombale des anciennes gens lambda, une émotion plus naturelle se dégage. Les cimetières ont cela, même quand on n’est pas du peuple qui a ses morts enterrés là.

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MPI_Article Samarcande_Image 14_Chah-I-Zinda_Dans les tombeaux

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Samarcande a d’autres merveilles que nous ne sommes pas allés voir. Quel luxe de choisir si l’on y va ou pas. On a préféré s’échapper un peu de la ville, d’aller voir ce qu’il y avait à côté. Il y a des bourgades de tailles très moyennes et sans grand intérêt que l’on peut aller voir. Un peu comme si de passage à Lyon on se disait d’aller faire un tour à Bourgoin-Jallieu, et qu’on y verrait bien ce qu’on y verrait. C’est donc ce que nous avons fait, en prenant la direction d’Ourgout, à quarante kilomètres de là. Au prix d’une terrible mésentente sur le prix du TER, comprendre le taxi, qui avec l’aide d’une autre passagère qui est rentrée dans sa combine, nous a roulé dans la farine : impact 1,5 dollar, soit + 50% d’augmentation par rapport au prix que nous avions conclu, ou compris comme conclu en laissant le bénéfice au doute (même si on était très sûr de nous : négocier des taxis en russe on n’en était pas à notre première). Après notre mésaventure pour 0,5 dollar au Kirghizistan, on a révisé nos positions, et même si on a gueulé fort et que là c’était un papy, après douze minutes de palabres à 35 degrés sur la banquette arrière, on a préféré couper la poire en deux, sèchement, comme étant à prendre ou à laisser. Et on s’en est allé. Il avait atteint son objectif à moitié, ça a dû le convaincre, mais ça nous a clairement affiché devant tous les autres taxis qui attendaient ceux qui souhaitaient rentrer sur Samarcande.

Le marché du coup me déprime. Déjà il n’y a aucune marchandise qui peut vraiment nous intéresser. Seulement des choux d’été, des vieilles robes, des brosses à chiottes et des arrosoirs dans le rayon plastique, et des bijoux dont nous ne pouvons juger la valeur, alors que nous étions venus pour cela. Nous voulions trouver un semblant d’alliance avant de rentrer en Iran. Faire croire que nous étions mariés. On avait entendu dire que c’était mieux par rapport à la police et aux hôtels. Mais les anneaux ressemblent à des babioles et sont vendus trop chers. Et après « l’arnaque du taxi 2 », on a dans nos têtes qu’ils sont tous des enculeurs professionnels, on maudit, on maugrée. Le plov, avalé dans la salle qui fait office de réfectoire, nous ravive. Nous retournons à Samarcande en minibus, en obtenant un prix plancher avec un sympathique chauffeur (qui le sera jusqu’à la fin). L’un dans l’autre, l’aller-retour s’est donc fait à bon prix, et chaque trajet est différent : c’est bien ça qu’il faut toujours garder à l’esprit.

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Voilà, Samarcande (et ses encablures) est une ville comme beaucoup d’autres aujourd’hui. Elle était mythique, l’un des plus grands carrefours de la route de la soie, à la croisée de ses différentes dérivations. Mais la féérie a disparu dans nos constructions d’aujourd’hui et d’un hier proche. On dit qu’Alexandre le Grand avait proclamé « Tout ce que j’ai entendu sur Marakanda (le nom grec) est vrai, sauf qu’elle est plus belle que je ne l’imaginais ». Aujourd’hui, non, ce n’est plus le cas, mais quelle autre ville a su garder intacte la féérie d’antan ?

Samarcande, tout du moins le complexe accessible avec le ticket du Registan se regarde, et pour le reste il n’y a pas non plus de quoi s’appesantir. Et comme nous n’y avons rien vécu d’excitant, reste à vous souhaiter bonne lecture du prochain article, qui vous réserve un certain nombre de surprises, de rebondissements, de phrases chocs, et de vérité sur tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Chakhrisabz, notre prochaine étape.

19 juillet 2020

Vers / et dans Tachkent

Comme par habitude, la journée commence par une marche de sortie de ville, pour trouver une voiture qui va nous emmener à notre prochaine étape. Ici en Ouzbékistan, on peut parler de taxi plutôt que de voitures, dans le sens où les personnes qui font les navettes s’officialisent un peu plus en tant que tel, l’assument complétement, tandis qu’au Kirghizistan, on aime garder le côté du particulier qui rend un menu service, lequel est rétribué, au moins pour pouvoir en sortir un repas en bout de course. C’est de bonne guerre. Ce matin nous arrivons donc sur un nouveau parking, et vous connaissez la musique : on prend contact, on joue, on attend. Et on finit par s’entendre (ou perdre patience), puis partir.

La route pour Tachkent nous fait déambuler dans la partie nord de la vallée de Ferghana. Dans un premier temps, notre chauffeur semble vouloir éviter quelque chose et prend toutes les routes qui ne semblent pas principales. Il opère plusieurs changements de direction curieux, ne suit pas les panneaux « Tachkent », puis finalement nous entrons pleinement dans le centre d’une petite ville, Akaltyn. Il se gare, téléphone, remet la machine en route pour quelques marche-arrière et tours de pâtés, puis se gare à nouveau, approximativement à une centaine de mètres d’où nous étions à peine plus tôt. Au bout de quinze minutes il finit par gueuler sur un mec par la fenêtre. Lequel le prend bien et vient ouvrir la portière pour s’installer tranquille et rigolard sur le siège avant qui était resté libre, un sac BABOUchkent à la main.

MPI_Article_Tachkent_Image 1_La Carte

Alors qu’Akaltyn n’avait rien à faire sur notre route, nous repartons vers l’ouest pour pouvoir ensuite, enfin, obliquer vers le nord. Et le passager avant négocie déjà. Il est grand, gros, de derrière on ne voit plus rien, et on n’a plus de place pour les jambes. Il explique des choses a priori un peu confusément, mais il doit y avoir un accord tacite. Au bout de vingt minutes seulement, nouvel arrêt, cette fois-ci pour la pause. Il est 9h30, nous sommes partis depuis une heure. Et la vodka va commencer à couler, dans la douce localité de Dzhamashuy. Ça vous rappelle une histoire ? ; nous aussi. La vodka sera accompagnée de chachliks à la manière d’ici, à savoir plus de la boulette grasse et huileuse qui forme un rectangle, et d’oignons crus. On se délecte en même temps qu’on est testés par les hommes du coin qui attendaient le passager avant de pied ferme et qui n’ont rien d’autre à faire que de s’amuser trois fois l’an avec des passagers comme nous. Ce genre de petits tests n’ont plus de secret pour nous. Et on se demande bien ce que ces affreux ont pu en tirer.

Il y a un col à franchir pour quitter la vallée de Ferghana, et entrer dans celle de la capitale. Il s’agit de traverser la seule excroissance des Tian Shan qui a osé passer la frontière ouzbèke. À moins qu’il faille le voir un peu différemment. Presqu’ile continentale, la province de Ferghana, rattachée on ne sait comment au reste du pays, reste un mystère administratif, comme il en existe tant d’autres, notamment en cette région des stan-countries. Au niveau du col, il y a un tunnel. Et avant le tunnel il y a un contrôle policier digne d’une douane bien organisée entre deux pays qui ne s’aiment pas. Et avant ce contrôle, il y a eu toutes les routes du tissu de la vallée de Ferghana qui se sont rejointes. Par conséquent, il y a une file de plusieurs centaines de mètres d’anarchie totale. Cela peut de loin rappeler un péage de l’A6 le week-end de chassé-croisé du 15 août, mais il faut rajouter la composante d’un film catastrophe (invasion de zombies, arrivée d’un ouragan) où l’évacuation d’une région porte la tension du film, et celle du savoir-faire humain (ceux qui composent la file n’ont pas le sens allemand ni anglais de savoir attendre derrière celui qui était devant). À dire vrai, peut-être que la situation politique exceptionnelle que vit le pays à cet instant accroit les contrôles, car rappelons que la vallée de Ferghana est pour Tachkent le repère à terroristes (gentils vendeurs de pain le jour, méchants poseurs de bombes la nuit), la poudrière insurrectionnelle du pays, le berceau des anti-feu-Karimov.

Le chauffeur nous demande de préparer nos papiers, nos justificatifs de logement, de nous tenir prêts à répondre à quelques questions. Des militaires, fiers dans leurs tenues kaki, descendent les files de voitures et interrogent systématiquement. Contrôles préliminaires des documents, passés par les fenêtres légèrement baissées. Les voitures elles changent de file, comme si cela allait réduire leur temps de passage, leur permettre d’éviter un contrôle. Un officiel arrive, et toute la voiture se tend. Le conducteur met un petit coup de pression au passager avant, l’invitant sans nul doute à ne pas lui refaire le coup de la dernière fois. Le moment venu, avec le ton mielleux qui convient, il nous présente comme des gentils touristes, tout ce qu’il y’ a de mieux, en même temps qu’il présente spontanément ses documents de gentil ouzbek. Tout est gentil monsieur l’agent. Après une rapide analyse, l’officiel lui rend ses bouts de papiers et se penche pour cribler la banquette arrière. D’un pas il arrive à notre niveau et nous fait baisser la vitre. D’un geste sûr mais peu enjoué il nous réclame notre dossier. Puis, il me demande, à moi l’homme, d’aller dans une guérite là-bas, une parmi tant d’autres, une parmi celles qui sont cachées par la file de camion sur la droite. J’obtempère, et je me mets à marcher entre voitures, camions, et vendeurs ambulants à la recherche du poste qui traite ce type de dossier. Ce n’est pas une mince affaire, mais je finis par trouver. Et alors que mon dossier (le mien et celui de ma femme) est analysé dans un petit bungalow, on me demande où est Juliette. « Ben dans la voiture ». On ne lui avait pas demandé de descendre, et dans ces situations-là, on fait ce qu’on nous demande. S’il aurait fallu que je dise où était la voiture, qu’en aurais-je su à cet instant ? Finalement, après quelques questions sur l’objet de notre présence ici, quelques documents parcourus en diagonale, ça passe, parce qu’on a bien compris, le douanier régional et moi, que ça n’intéressait personne de complexifier un truc inutile. Des gens à emmerder il y en encore des milliers qui attendent. Il pouvait y aller par échantillonnage.

Et puis, il faut aussi avouer qu’en Ouzbékistan, il est avantageux d’avoir des étrangers à transporter. En effet, dans une démarche d’ouverture aux devises, de dédramatisation d’un régime, faire preuve de l’autorité qui soustrait ou impressionne est un mauvais signal qui pourrait être rapporté par-delà les frontières. Mieux vaut la jouer police normale, loin de toute démarche corruptive. Pour les locaux, avoir des étrangers à bord est un gage de voyage plus tranquille. Et c’est d’ailleurs pour ça que les prix ne sont jamais exorbitants lorsqu’il s’agit d’entamer une négociation sur un parking, et que les négociations ne sont pas, dans leur globalité, si difficiles que cela (excepté après avoir été fraichement débarqué dans le pays).

Je finis par retrouver la voiture garée au milieu de tout ce bordel, le chauffeur contrôlant son moteur, le passager avant négociant un sachet de fruits secs et une « petite eau » (comprendre vodka), et Juliette fumant une clope comme dans un film où il y a ceux qui s’en tirent mieux que d’autres, adossée à la voiture. Laquelle finit par s’engouffrer dans ce tunnel qui de mémoire ressemblait à une galerie creusée à la cuiller. De l’autre côté, ce n’est plus la vallée de Ferghana, mais la route de la capitale. Elle descend d’abord fortement, dans une série de lacets vertigineux, puis devient plate, et relativement rapidement finalement, viennent les faubourgs de Tachkent, ville mystère, collée à la frontière kazakhe.

Tôt j’ai eu connaissance de la ville de Tachkent, car un tournoi (mineur) du circuit majeur de tennis s’y déroulait. A l’âge de huit ou neuf ans dirais-je. C’est globalement tôt quand on pense qu’aujourd’hui, alors qu’il est si facile d’explorer le Monde avec Google Maps, beaucoup ne connaissent pas plus l’existence de ce pays que du Territoire-de-Belfort, malgré leurs diplômes et leurs situations professionnelles bien engagées. Moi aussi, à l’époque, je n’avais encore aucune idée de ce qu’était l’Ouzbékistan, ni dans son apparence, ni dans son histoire. La République était toute jeune, quelques années à peine. Tachkent était pour moi juste un tournoi de plus, où les espoirs en devenir affrontaient les anciennes gloires déchues, notamment russes. Je suivais des résultats qui auraient pu se dérouler ailleurs. Recherche effectuée, il s’avère que le tournoi était un reste sauvegardé de la république soviétique. Aujourd’hui en entrant dans la capitale, et avec quelques jours d’Ouzbékistan derrière nous, j’imagine assez peu le public qui devait autrefois et qui doit aujourd’hui se masser autour du court, sans doute passablement vide jusqu’au jour de la finale. Je me demande dans quel huis-clos ce tournoi se déroule, dans quel monde parallèle (quartier) les joueurs se retrouvent à attendre leur partie, à s’échauffer. Sans doute ne ressentent-ils pas la curiosité de ces villes. Ils sont concentrés sur les lignes du court, la tension de leur raquette, leur sensation au levé. Comme ailleurs ils doivent dire, putain, je ne ressens pas mon revers aujourd’hui. Ils sont là comme vous pourriez y être en réunion, pour un projet d’infrastructures, après avoir fait une escale à Moscou. Je n’ai jamais vu une image du tournoi de Tachkent, n’ai pas cherché après coup à en voir. J’ai préféré rester dans l’imaginaire, considérant sans doute que la réalité m’aurait montré qu’un court en dur et que les échanges qui s’y tiennent, sont tout de même un peu partout les mêmes.

Tachkent s’avère être une ville qui ressemble davantage à une capitale que Bichkek. Je dis cela dans le sens de ville bien portante (pas dans le sens vivant des capitales, bien au contraire), bien ordonnée (encore que Bichkek est ordonnée dans son sens, mais disons quand même beaucoup plus décrépie), mais avec des nomades dedans, ou quelque chose qui y ressemble. Ils ne sont pas seuls pour autant. Tout ce qu’il reste de russe blanc, défile ou opère également fièrement, malgré des fortunes diverses.

Le jeune tenancier de notre auberge n’est qu’un businessman appartenant à cette espèce. Il est jeune, dynamique, souriant, et pourrait être marié dans l’heure, à toute fille dont le père arrange encore le mariage, mais pourrait s’en tirer aussi sans l’implication des familles. Il a dû monter cette petite affaire avec au moins quelques fonds de la famille, même s’il nous disait avoir étudié à l’étranger (et « ailleurs qu’en Russie » a-t-il précisé). Il n’est pas exclu qu’il y ait même travaillé, même si cela est resté plus flou. Quoi qu’il en soit, il était forcément parti à l’étranger avec de l’argent de la famille, donc peu importe, c’est la même chose. Il a là une belle et grande maison, qu’il n’a pas eu trop de mal à aménager. La cour possède une petite piscine ridicule mais appréciable. Pour Tachkent, je pense que c’est pas mal pour se sentir bien loti. Le mec le sait, donc il est content. Au comptoir, il organise le petit bureau de change, comme partout en Ouzbékistan, et c’est toujours plus appréciable pour nous que de le faire au marché, à découvert, même si forcément le taux n’est pas aussi poussé que dans la rue. En Ouzbékistan, pour un hôtel, faire du change c’est entre le room-service et la vente de souvenirs. C’est utile au client qui ne veut pas sortir, et c’est la petite activité annexe qui rapporte bien. Chez nous, en cette période, il aurait ouvert une épicerie bio de circuit court.

Il s’avère que pendant notre séjour dans cette petite auberge, c’est le deuxième anniversaire de l’ouverture. Le propriétaire, à chaque fois qu’il croise un client, lui glisse une invitation pour le repas du samedi soir : « Une petite fête est organisée ce soir. Vous êtes les bienvenus. Il y aura tout ce qu’il faut pour manger et boire. Ça va être fun. ». On sait que pour embrigader il faut des mots simples. Que le marketing n’est jamais aussi efficace que quand il est proche.

Le soir nous nous retrouvons, une trentaine attablée, le long de la piscine. Il y a là le cercle rapproché du jeune tenancier. De la famille, des proches, des amis. Et donc quelques-uns de ses clients, soit d’illustres inconnus pour les premiers. Le panachage de la table n’a pas suivi de plan, et le mélange est le résultat d’un hasard bienvenu. Pas de déséquilibre notable à déplorer entre les deux composantes, diamétralement opposées. Il y avait profusion de tout devant nous : des plats appétissants, débordants, simples, des bouteilles qui n’allaient pas attendre très longtemps, et un parfum de pique-nique à la maison. En s’installant, tout laissait augurer une belle soirée.

Déjà il y a eu le moment où les toasts de vodka allaient doucement mais sûrement, et on parlait de l’histoire de chacun. Les mots étaient maîtrisés, les acquiescements pleinement vécus et sans surjeux. Les relances allaient bon train, lorsqu’il s’agissait d’en savoir plus sur l’Ouzbékistan, les vies des gens d’ici, qui nous accueillaient, ou alors sur nos vies de français, d’anglais, d’australien. Nous montrions notre intérêt autant pour eux que pour les plats, et qu’eux pour nous. Nous voulions autant les comprendre que nous gaver, eux nous faire boire pour nous comprendre. On gloussait soit pour l’un, soit pour l’autre.

Et puis les toasts s’enchaînèrent à un rythme exponentiel, comme l’accélération d’une fusée s’arrachant à la gravité, laissant sur Terre tout esprit solennel. Ce n’était plus la tablée tout entière qui faisait silence, attentive et respectueuse, avant de se le jeter, une fois un discours achevé, mais des petits bouts de tablée, qui chacun devaient célébrer anecdotes chuchotées sur anecdotes hurlées, déclamations brûlantes sur vannes horripilantes. Une soirée russe, à laquelle les invités prenaient part avec honneur, circonspection, bonheur et autodérision. Nous laissions passer tous les mots de travers, en tout cas ceux qui étaient dits en anglais, sans en considérer la portée ou la bêtise. Les autres mots chantaient seulement, étaient déclamés comme seule la langue russe sait le faire.

À un moment, plus rien ne rattachait la fusée à la Terre. Elle était libérée des forces gravitationnelles. La tablée allait suivre sa trajectoire, sans pouvoir faire vraiment autre chose, s’enfoncer dans les confins interstellaires, perdre ses repères dans l’immensité. Les réservoirs des deux premiers étages avaient été vidés et s’étaient séparés tour à tour. Ils gisaient par un mètre cinquante de fond, de part et d’autre de la piscine. Les esprits étaient désormais aussi échauffés que ce que le module connaîtrait, le lendemain matin, lorsqu’il devra pénétrer l’atmosphère, fuselage étincelant, pour atterrir dans la steppe.

A l’heure qu’il était la phase de montée était toujours active. Deux meufs se tiraient des balles depuis un moment, et c’était bien clair que malgré les apparences à l’heure du décollage, elles ne s’aimaient pas. Elles trouvaient qu’entre la piscine et la table c’était une bonne place pour commencer à s’échauffer. C’était pourtant tout aussi exigu qu’un Soyouz. Elles appartenaient chacune à un clan, mais chacun de ces clans faisait allégeance au patron, si bien que tout le monde se foutait de ces deux meufs, ou disons, n’osait prendre parti. Pour chacun c’était comme vivre un combat de MMA dans la cage, sans vouloir vraiment parier et sans y prêter vraiment attention. Cela a duré des heures. Jusqu’au moment où on a entendu le bruit d’un sclap. Un scalp, c’est vraiment le bruit le plus atroce : c’est un scratch d’un truc qui ne doit pas être arraché. Mais cela a fini dans la piscine. Ça flottait. Un gnon est vite arrivé pour compensation. Puis un autre en échange. C’était de bonne guerre, et chacun s’est levé, comme si cela était finalement allé trop loin. La soirée s’est finie dans un bain de gnons, de claques, de tentatives de calmer les gens. Entre chaque instant crucial, les stratégies de retour au calme étaient discutées le plus sérieusement autour d’un comité exceptionnel de toast décisionnel. Comme au tournoi de Tachkent, les combattantes effectuaient des changements de côté pour se rafraîchir, s’éponger, et repartir de l’avant, entourées de juges de lignes, d’arbitre de chaise et de ramasseurs de balles.

En fait, ce que les russes blancs nous ont dit, c’est que c’était partout pareil. Le lendemain matin, tous boitant, soit parce que la tête n’arrivait plus à faire fonctionner les jambes correctement, soit parce qu’on s’était vautré dans l’escalier, et que soit les jambes, soit la tête avaient souffert, on était tous de guingois, à essayer de se rappeler ce qu’il s’était passé. On a vu une des deux combattantes ressortir. Elle était dans un sale état. Elle jurait encore tout bas. Elle venait de redescendre sur Terre, encore que chamboulée par l’atterrissage, et chacun venait l’accueillir avec un mot simple, pour lui dire que ça allait aller, que la capsule était bien arrivée. L’autre était peut-être toujours en orbite. Des gens avaient disparus également, à l’heure où nous mangions les saucisses du petit-déjeuner. C’était une des meilleures soirées que nous ayons passées pendant le voyage, même si le classement était difficile, car tous les soirs où presque, nous étions en soirée.

Tachkent, sinon, est calme. Beaucoup plus que ce que cette soirée a bien voulu nous le faire dire. Elle n’est pas faite pour les touristes, encore que des comme nous, peuvent n’y avoir rien à redire. On ne s’y est pas vraiment ennuyé, on a juste passé notre temps. Quelques visites tout de même à l’occasion de longues errances, le long de longues avenues, à travers de longs quartiers de tous types, à travers de longs parcs. La vie y semble calme, dès lors qu’on n’est pas dans le tumulte du grand bazar. Dans et autour du grand dôme bleu, c’est la vie qui respire la profusion de produits qui sont appréciés des gens d’ici, l’effervescence du labeur de ceux qui mettent en scène. Les commerçants font des tonnes d’histoires pour refourguer leur came, les tachkenni (nom non officiel des habitants de Tachkent) se faufilent pressés comme en temps de soldes pour remplir leurs chariots, leurs paniers. Les enfants essayent de vendre plus que leurs parents, tendant à bout de bras sucettes et autres sucreries. Non loin de cette agitation de circonstance, le calme regagne si vite les ruelles de l’ancien centre-ville, qu’on croirait y voir la réponse du yang au yin.

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Ce que l’on appelle la vieille ville de Tachkent se résume à d’anciens pâtés de maisons collées et basses, sans charme aucun. Il n’y a absolument rien de Boukhara et Khiva ici, ni rien d’aussi majestueux que le Registan de Samarcande. Les maisons sont séparées de la rue par des murs ternes, de grands portails à la métallerie souvent abimée et basique. La chose qui nous interpelle le plus, ce sont ces tuyaux de gaz jaunes qui cheminent le long des murs, et qui décrochent pour trouver une altimétrie supérieure aux portails dès lors qu’il y en a un, avant de redescendre. Avec les nons (prononcez nonnes, tandis que les nans kirghizes, se prononçaient nannes), ces tuyaux font la signature des ressources de l’Ouzbékistan.

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Dans la vielle ville on a rencontré pas mal de bambins qui s’ennuyaient. Mais pourquoi diable n’étaient-ils pas dans les champs à cueillir le coton. N’y a-t-il pas meilleure activité que de servir la Nation ? Plutôt que de zoner avec des sandales dans la rue. Ils nous demandaient de les prendre en photo, nous suivaient sans but avec leurs pieds qui trainaient.

Après avoir traversé cette vieille ville, nous débarquons sur un des derniers grands projets du feu président Karimov, la grande mosquée Minor (mais donc pas mineure). D’une rare élégance moderne, avec ses jeux de boiseries, elle rompt d’avec les matières et les couleurs d’antan, mais sans doute pas avec les codes. Architecturalement parlant, c’est un beau projet, mais il n’y a absolument personne sur l’esplanade et dans le musée alentours. On croirait que cette mosquée est le Stade de France des mosquées. Mis à part le vendredi midi, y’a-t-il des supporters qui s’aventurent jusqu’ici ?

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Plus tard… enfin un autre jour, on se retrouve au niveau de la place Amir Timur, au centre de la capitale dont la vieille ville n’est devenue qu’un quartier décentré parmi les autres. Nous rencontrons des jeunes et des vieux qui s’attardent autour de la statue de… Timur. Il y a là des photographes qui proposent leurs services. Des locaux veulent leur photo avec nous, prêt à payer un prix pas si négligeable au portraitiste. Les vieux se lancent, les jeunes se contentent d’en savoir plus sur nous, notre pays, nos footballeurs. Deux ans avant la victoire des Bleus en Russie, et quelques mois après un Euro presque triomphant, on se rend compte que les stars de ce Monde restent souvent les mêmes partout, et que Zidane reste un modèle pour des jeunes nés dix ans après son seul succès en Coupe du Monde, dix ans après son plus mauvais coup de tête. Puis nous recevons notre tirage de la part d’un vieux qui en a payé deux, une dizaine de minutes après, le temps que le photographe coure dans une boutique proche et revienne essoufflé et suant.

Nous avons parcouru les artères vides comme seront nos boulevards en 2060 quand il n’y aura guère plus que les pompiers qui en auront besoin, les dômes et les façades imposantes, les mises en scène extravagantes des statues. Nous avons parcouru Tachkent comme sous la chaleur de 2060, où sortir se balader relève d’une idée stupide. Mais le pire, c’est que la chaleur de Tachkent ne nous incommodait pas plus que toutes les autres chaleurs que nous avions connu depuis notre arrivée en Chine, heureusement entrecoupées de passage frais au Kirghizistan. Nous n’allions plus beaucoup les quitter ces chaleurs jusqu’à la fin de notre voyage, si ce n’est par la fraicheur des nuits des déserts, vers lesquels nous nous dirigions inexorablement.

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1 juin 2020

Dans le tissu de Ferghana

Dans la vallée de Ferghana, on ne restera que trois jours. On ne sait pas bien quoi y faire, à pied, si ce n’est se laisser porter par le flot. Il y est incessant. La vallée de Ferghana n’est en rien une vallée des Alpes où l’on vient s’amuser, et où ce seraient des cyclistes du dimanche qui essaieraient en vain d’imiter, par dizaines de milliers, leurs idoles du Tour. La vallée de Ferghana est, en Ouzbékistan, parfaitement plate. Et on ne devine pas les bords (qui sont presqu’exclusivement l’arc kirghize des Tian Shan) qui font que l’on puisse comprendre que c’est une vallée. On n’est pas loin d’assumer de vivre dans un concept.

Ce qui coule le plus dans la vallée de Ferghana, ce sont les gens. Il y a là une concentration urbaine folle (pour l’Ouzbékistan, et plus largement l’Asie centrale), et les bus sont remplis de ces personnes bien habillées qui vont soit étudier, soit travailler, soit parader. On évolue dans un tissu dynamique, plutôt bien cadré, presque propret et prospère. C’est bien entendu aussi dans ces zones que les disparités se plaisent. Tout y a été dessiné par les Russes. Mais à la différence du Kirghizistan, ils ont su le garder, ou disons qu’ils n’ont pas eu l’énergie (le courage ?) de le changer, ni se sont fait un point d’honneur à le laisser pourrir.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 1_Fergana droit comme un russe

Résumer la vallée de Ferghana à un tissu urbain alors qu’elle est surtout cette plaine fertile et super-productive qui participe au fait que l’Ouzbékistan est un des premiers producteurs de coton au monde est donc alambiqué. Car la vallée de Ferghana est un concentré de culture agricole, et donc de gens pour s’occuper de toute cette affaire. S’il venait à en manquer, le gouvernement pourrait venir à la rescousse avec quelques ressources bon marché, désignées volontaires comme l’on dit dans ces cas-là. Cela ne serait même pas forcément très louable, en restant très réservé. Si ce n’est dans la vallée de Ferghana que nous l’observerons bien, il est vrai que dans quelques régions plus au nord et un peu plus tard dans le mois de septembre, nous avons vu passer quelques camions d’étudiants, amassés à l’arrière comme des soldats, qui allaient faire leurs semaines d’intégration à la besogne, pour la Nation. Mais si ce n’était que ça. Le sujet du coton en Ouzbékistan est aussi vaste que les déserts de ce pays, et le réduire à ces quelques maigres lignes est loin d’être un travail de journalistes que nous ne sommes pas. Peut-être en reparlerons-nous plus tard, mais pour le moment, nous sommes dans le pays depuis 24 heures, nous n’en savons pas encore grand-chose.

Il y a dans le quartier où nous sommes arrivés quelques beaux restaurants pas donnés, et ce sont les seuls. Ce n’est pas que nous sommes dans un quartier chic. Ce n’est pas que c’est de la gastronomie de dingue. C’est simplement que c’est plus établi qu’au Kirghizistan (hormis le carré d’or de Bichkek, 5 km² sur les 200.000 du pays, soit un quart de pour cent-millième). La cantine de chaises en plastique qui donne sur la rue, ce n’est pas vraiment le style local. Un changement de frontière et hop, tous vos repères disparaissent. Certains diraient que c’est « civilisé ». Hum… ça pose un problème de présenter les choses comme cela. Parce que ce n’est pas parce que c’est clean que les mecs ne se la mettent pas torchon, vous voyez. Toujours est-il qu’on est un peu déstabilisés. On s’était bien habitués à la bonne kirghizette et à ses plaisirs simples. Là, il y a beaucoup d’artifices, un protocole pas du tout rodé alors qu’il veut en paraître trop, des plats qui se veulent de chez nous (ils en ont le nom, une pâle ressemblance) mais qui n’y arrivent pas. Les bières ont elles aussi, pris un coût, un sacré coup. Il va falloir gérer. On a l’impression d’être redevenu des provinciaux débarquant à Paris, et plutôt du côté de Saint-Michel. Ce n’est pas parce que c’est un resto que c’est forcément chic. Et encore moins bon. Mais ça peut quand même coûter cher.

On a pourtant dans l’appartement une cuisine, mais notre arrivée tardive en ce premier jour ouzbek ne nous a pas permis de faire nos courses dans le supermarché du coin. Un Monoprix local sans le côté bio et légumes frais. Plutôt juste le rayon cervelas et yogourts bizarres sur des linéaires qui méritent le respect. On pourrait dans ce supermarché y manger par terre. Tout est nickel, rien ne dépasse. Les dirigeants de Monoprix devraient y prendre exemple, même si côté COP 21, la température qui y règne transpire la contribution au réchauffement climatique. Si nous arrêtions de transpirer sitôt les portes franchies, c’est un lieu où il faudrait ranger les souffrants en cette période, voire presque y stocker les cadavres.   

Si nous n’avons donc pas, bien logiquement, mangé dans notre appartement, soucieux de notre santé (et dédain pour les courses quotidiennes pendant ce voyage, expérience du lac Issyk Koul mise à part), nous avons profité de ce sentiment d’être chez soi. D’avoir un petit cocon. Enfin le petit cocon de chez la grand-mère. Là où il y a tellement de bibelots et de napperons que l’on n’ose toucher à rien. Que l’on trouve quelque chose de rassurant dans ce décor : le téléphone avec le scoubidou, la hifi avec l’antenne, le placard à passoires et à fait-tout, l’armoire à torchons et à sent-bon. Quelques cadres et tapisseries, pas toujours très compréhensibles, mais elles sont là sur ces murs. Sans doute depuis quelques décennies. C’est rassurant, l’immeuble tient. Mais nous le savions déjà. Cela se voyait au premier coup d’œil, sans note de calcul.  

On était donc sereins, apaisés, lorsque nous étions dans notre appartement. On retrouvait le plaisir de s’affaler dans un canapé tandis que l’autre était sur le lit. D’avoir la FM, sans que tout l’espace auquel nous avions droit soit inondé des rythmes pop. De ne pas entendre la douche qui coule quand on regardait la TV. Il faut comprendre que cela faisait longtemps que les espaces que nous occupions n’étaient que dortoirs, yourtes, chambres d’hôtels avec un lit (et même souvent deux petits lits d’enfant), une salle d’eau et trop de murs, pas si épais finalement. Le sentiment de ne pas se marcher sur les pieds, de pouvoir vivre dans un autre rythme l’un et l’autre, de retrouver une liberté (mais oui, allons-y, disons-le sans crainte) était appréciable. Mais cela n’a rien à voir avec le fait que ce soit l’Ouzbékistan qui nous le permette.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 2_L'appart d'un ouzbek

Nous occupions nos journées hors de l’appartement par des déambulations dans les villes voisines que nous gagnions par le réseau de bus urbain. Marguilan, Richtan, pour ne citer que les plus connues. Dans ces bus on y a papoté beaucoup, parce que dès lors qu’on était démasqué (ce n’est pas parce que nous vivions en appartement dans le coin, que ça ne sautait pas aux yeux que l’on était différents), les vieux nous dégotaient le ou la jeune du bus qui parlait un peu anglais et qui se voyait dans l’obligation de venir s’intéresser à nous pendant son trajet. Nous, nous nous intéressions à ces jeunes, qui avaient une candeur, une vision du Monde si idéaliste, mais qui jamais ne nous ont parlé de la mort de Karimov, de la vie sous tranquillisants. Ils nous parlaient de leurs études, de leur travail, de leur connaissance de notre Monde plus beau que nous ne le connaissons, et toujours, une perspective optimiste (même si de projets, cela était plus limité). Etait-ce lié à la mort de Karimov malgré tout, et que sur le moment nous ne l’ayons pas compris ?

Dans les villes, nous allions dans ces musées-échoppes qui font de l’artisanat. Nous étions bien disciplinés, comme des croisiéristes qui débarquent dans un port. Chacun d’eux ayant sa spécialité (soie et céramique pour les deux exemples cités plus haut). Pour retrouver les musées ce fut par contre parfois de longues errances. Il n’y avait pas de parapluie à suivre, pas de panonceaux pour nous guider. On a fait quelques kilomètres, surtout en trop, pour trouver. À Marguilan on a vu comment on transforme ce qui sort de larve en tissu précieux. On a vu des artistes-ouvrières de la soie. Finalement, sur cette Route de la Soie, c’est la première et la dernière fois que nous comprendrons que nous y sommes. Et puis il y a, évolution du temps oblige, des propositions dans des matières un peu intermédiaires, qui montrent qu’un artiste-ouvrier travaille surtout sur commande. C’est de cette manière que nous pouvons vous présenter le lapin rose. Un tapis de deux mètres par trois cinquante, qui de loin est risible, mais qui de près révèlent le savoir-faire d’antan, et tant de détails subtils.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 3_La soie dans tous ses états

MPI_Article Fergana Part 2_Image 4_La soie, la soie

MPI_Article Fergana Part 2_Image 5_Soie dit en passant 1

MPI_Article Fergana Part 2_Image 6_Soie dit en passant 2

MPI_Article Fergana Part 2_Image 7_Soie dit en passant 3

MPI_Article Fergana Part 2_Image 8_Le lapin rose

Ces photos nous font un peu déchanter. L’ère industrielle de la tapisserie est passée. Finie la grande époque. On se croirait dans les ateliers de GE à Belfort. Peut-être quelques compagnons reconvertis en guide pour scolaires feraient encore tourner quelques postes d’assemblage, histoire de, mais c’est tout. Les instituteurs synthétiseraient au passé. À la boutique il n’y aurait plus que de petites turbines miniatures à acheter. Mais il y aurait aussi une urne pour solliciter les dons, avec pour mot : « Gardons le savoir-faire ».   

Le midi, nous mangions dans ces immenses marchés couverts, véritables institutions en Ouzbékistan. Ce sont ces approches des marchés très Asie orientale, très Amérique latine, très Afrique noire. La liste n’est pas exhaustive, mais ces marchés-là nous les avons éprouvés précédemment. On sait qu’il y en a au moins quelques-uns encore et que ça fonctionne bien. En fait, tous ces marchés qui vivent encore partout ailleurs que chez nous. Là, les boulangers sont des artistes. Ils sculptent leurs pains (les nons ici, les nans du Kirghiz, bref les pains plats à rebords), avec des rosaces, des fresques, des bas-reliefs. Il y a dans ces marchés, à l’inverse des supermarchés, lesquels se doivent de faire état du saut technologique, des fruits et légumes frais qui donnent envie. Le plov, est traité comme la paella du traiteur espagnol, dans une grande poêle, les plats en riz s’y plaisant bien. Et puis, parlons donc des stands de chachliks. Mais pourquoi diable sont-ils interdits dans nos marchés ? La loi Evin ? Une démarche tout sécurité d’Hidalgo ? Mais foutez-nous des barbecues et des brochettes au marché de la Place des fêtes, foutez-nous des merguez tout autour de Père Lachaise, faites-nous inhaler la fumée sous des barnums à l’Elysée, ressentir les gouttes crépitantes de gras tomber sur nos bras à Gambetta.

MPI_Article Fergana Part 2_Image 9_Le pain

MPI_Article Fergana Part 2_Image 10_Les pommes

MPI_Article Fergana Part 2_Image 11_Marché Vallée

Notre vie se résumait donc à se lever, prendre un bus avec des gens qui allaient aux affaires, manger le midi dans une cantine, s’occuper l’après-midi en recherchant l’ombre, faire quelques courses limitées, dormir dans un vrai appartement. On n’était vraiment pas loin du bonheur, celui de vivre une vie pas très emballante, mais loin de nos bases. Et ça s’est passé dans la vallée de Ferghana. Avec des repères bien à nous malgré tout.

MPI_Article Fergana part 2_Image 12_Super Karimov

25 mai 2020

Une entrée par la vallée de Ferghana

Pour atteindre l’Ouzbékistan depuis le Kirghizistan, sans exception, les portes donnent toutes sur la vallée de Ferghana, excroissance urbaine et fertile qui n’a aucun lien avec le reste du pays. Avec la mort de tonton Karimov quelques jours (mais combien ?) auparavant (nous sommes début septembre 2016), qui voulant célébrer le retour de la délégation ouzbèke des jeux de Rio (21e nation, une moisson en boxe) a été mis échec et mat par la vodka, seul le poste de Dostuk (Och à 15 minutes) – Dustlik (Andijan à 40) est ouvert. Car le pays est sonné et sur les dents, par crainte de recrudescence de rébellion, comme nous vous l’expliquions dans un précédent article. C’est comme si le bibliothécaire était mort et qu’il fallait fermer la bibliothèque. Alors que, soyons clairs, sa bibliothèque sera toujours plus forte que lui.

MPI_Article Fergana_Image 1_La carte

Sur le fait que le poste d’Och soit le seul ouvert, à dire vrai, nous l’espérons. Les nouvelles ne sont jamais certaines dans ces zones, et il est difficile parmi les rumeurs du web de détecter les informations fiables. Non loin d’Arslanbob, le poste de Shalmady-Say – Ouch Kourgan, était déclaré fermé. Le seul donné ouvert était le plus loin, nous obligeant à revenir jusqu’à Och, que nous avions connue à notre deuxième jour dans le pays. Et, si le poste se révélait lui aussi fermé en cette période de deuil, comme cela peut fréquemment arriver en période de tension, en redescendant jusqu’à Och, nous n’avions rien à perdre ; il y a là une piscine municipale qui avait l’air sympa et que nous n’avions pas pris le temps de tester lors de notre premier passage, du soleil, de bons restos pas loin du bazar, et en prime, des chauffeurs de taxi arrangeants.

Mais avant d’en arriver là, nous devons redescendre d’Arslanbob. Nous quittons l’Atlantide avec le premier bus. Après un changement à Bazar Kurgan nous pouvons repartir en direction d’Och. Après trois heures de route, notre bus s’arrêtera finalement directement au niveau du poste frontière, alors que nous n’y comptions pas. On nous a dit Och, pas le poste frontière. Mais toujours est-il qu’on est un peu là comme des cons à qui on a fait une mauvaise farce, en étant plantés là où nous voulions arriver, mais 15 kilomètres plus tard et quelques opérations en centre-ville réalisées. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela nous arrive, mais c’est contrariant. En général c’est dans l’autre sens, on nous amène à 15 kilomètres de là où nous voulons atterrir pour le soir, mais c’est un petit contretemps.

MPI_Article Fergana_Image 2_Le trajet

En fait, nous devons repasser par le centre-ville d’Och pour faire du change. Ici, à la frontière, les taux sont dégueulasses. Mieux vaut se payer un aller-retour en taxi pour profiter des taux des échoppes du bazar que l’on avait repérés à l’aller, et entrer comme il faut en Ouzbékistan, avec des billets plein les poches. Mais pas trop : on a lu qu’il ne fallait pas tenter les douaniers et que ça pouvait paraître louche.

Sur le bazar on a donc changé nos derniers soms kirghizes en soums ouzbeks. Et on a changé 100 dollars à un taux qui nous paraissait bon, car très largement au-dessus du cours officiel ouzbèke. Le taux de change officiel, encore vérifié la veille sur plusieurs sites est de 1 dollar pour environ 3500 soums ouzbeks. Ici, les aubettes affichent 1 dollar pour 5700 soums. Vous trouvez ça louche ? Ça l’est*.

On s’est donc retrouvé trois heures plus tard, après un déjeuner à l’identique de celui de notre deuxième jour dans le pays (une délicieuse salade de tomate concombre oignon avec des nans), là où on avait été déposé plus tôt dans la matinée, devant le poste frontière. Nos billets comme on voulait, juste planqués légèrement dans nos gros sacs à dos. Nous empruntons un couloir grillagé extérieur digne d’une zone de rétention de réfugiés, pour accéder à un bâtiment austère, celui du Kirghizistan. Lorsque nous faisons ces quelques pas, nous nous engageons dans un processus qui sent bon le saut dans le vide, poussé par une force intérieure déraisonnée. Nous sommes si bien au Kirghizistan, comme sur le plancher des vaches, mais nous nous rapprochons de la falaise comme si notre destin était celui de sauter dans le vide, alors que cela nous interroge profondément.

MPI_Article Fergana_Image 3_Bye Bye Kirghiz 1

MPI_Article Fergana_Image 4_Bye Bye Kirghiz 2

MPI_Article Fergana_Image 5_Bye Bye Kirghiz 3

Le poste frontière en question. Les images ne sont pas les nôtres, car en ce jour il n’y avait personne si ce n’est des gardes pour nous regarder. Pour ne pas se créer des problèmes superflus, nous n’avions pas estimé utile, sur l’instant, de prendre des clichés du poste. C’est rarement conseillé dans ces pays-là, si vous nous permettez l’expression. Ce sont donc des images issues de Google Maps. Les signataires sont des intrépides locaux (on voit bien que la troisième photo est un peu prise à la volée), dont vous pourriez retrouver aisément les noms si cela vous intéresse. Il y en a peu. Nous avons pris ce qu’il y avait pour vous montrer un peu, car l’article manquait cruellement d’image.

Les actes administratifs formalisant notre sortie du Kirghizistan sont aussi formels que ceux d’un PACS en France. Nos passeports sont tamponnés sans attention, mais avec un peu plus de tenue. Le jeune qui officie ce jour-là nous dit à bientôt avec sincérité. Alors qu’au col d’Irkeshtam, un mois plus tôt, le geste du garde-frontière était ouvert et chaleureux vers la porte d’entrée du pays, le geste de cet après-midi est identiquement chargé d’intention. Il indique la sortie, avec regret, nous questionnant sur le fait que ce soit bien notre décision définitive, si ne voulons pas y réfléchir encore un moment. Je ne sais pas si dans son geste désignant l’ouest, il y avait un peu de « vous allez voir ce que vous perdez », mais nous ne sommes pas mis à la porte, très clairement. Soulignons que c’est le seul pays du voyage où l’on n’a pas senti un soulagement et un empressement certain dans l’attitude du douanier à rebalancer un européen (donc un « démocrate », ou mieux dit un habitant de démocratie ; donc un fouteur de merde) chez le voisin.

A ce moment-là, lorsque nous retournons par notre seule volonté dans le soleil aveuglant et blanc, nous savons que le retour en arrière n’est plus possible, à moins d’un retournement de situation improbable. Mais nous ne le sommes pas, improbables. Nous sommes droits. Nous respectons nos décisions passées, notre sacerdoce, et avançons comme un condamné vers l’échafaud. Pourquoi avons-nous fait ça ? Nous marchons d’un pas lent, peu sûr. Nous observons cette cour vide sur la gauche, avec toujours ces hauts grillages pour la fermer. Derrière eux, un corridor voit deux gardes droits comme des I, marcher comme des investis d’une mission imminente, les mains sur leurs armes. Sur la droite, un enchaînement de petits bureaux, la plupart vides. Quand sort, dix mètres devant nous, un homme en blouse blanche qui nous dévisage de la tête au pied. C’était notre hantise. Nous savons qu’une « visite » médicale peut être pratiquée à tout entrant dans le pays, et déboucher dans les cas les plus extrêmes sur une période de quarantaine. Si cela aurait fait une histoire à raconter pour sûr, nous ne les recherchons pas sur le moment. Et de par la protection effective de notre ange et ma puanteur apparente ou détectée de loin, nous y échappons tout en ressentant le regard du lion épargnant sa proie.

Les derniers pas durent une éternité. Nos regards dirigés vers le bas, avec quelques aller-retour vers le devant. Ils osent finalement se croiser, furtivement. Ils sont si fébriles que ça en devient ridicule. Nous ne sommes quand même pas des amateurs en passage de frontière. Finalement nous nous trouvons la main sur la poignée d’une porte. Entre la sensation d’échapper au monstre blanc, et celle d’aller rencontrer le monstre vert. La porte s’ouvre vers nous, en devant tirer fort. Je l’ouvre, laisse passer Juliette comme un lâche, et je lui emboite le pas me cachant derrière son gros sac à dos. À ce moment du voyage je sais que ma dégaine et ma gueule ne sont absolument pas celles pour lesquelles les ambassades ont délivré des visas : vieux hippie d’ultra gauche, clochard perdu semant le trouble, homme sans thune et sans intérêt pour le pays. Voilà à quoi nous devons ressembler. Juliette, elle, est au top de sa forme. Comme un ange pouvant nous protéger par sa grâce du plus méchant des douaniers. Je me réfugie derrière ça, surtout.         

Très rapidement, nous comprenons que passer ce bâtiment de part en part ne sera pas une formalité. On nous fait attendre sans la moindre once de déférence. Nous sommes un problème de plus à traiter. Pour nous punir, et sans doute pour occuper un peu la journée, la volonté est clairement celle de vouloir nous faire mariner encore plus, douter sans doute. Les douaniers nous regardent mais nous ne font pas signe de nous rendre vers leurs comptoirs. Ils veulent que nous observions bien ce qu’il va nous arriver, au cas où cela pourrait nous donner l’envie pas si folle de retourner en arrière. Peut-être veulent-ils nous faire comprendre que l’adrénaline déjà prise dans le couloir de l’incertitude valait le coup de venir jusqu’ici, qu’ils savent que nous raconterions en rentrant chez nous que l’on avait senti de tout près l’Ouzbékistan, que nous serions déjà fiers de détailler une telle aventure, que nous fanfaronnerions à l’évocation d’un cheminement poussé si loin, et que nous rebrousserions chemin finalement, raison revenant, car peut-être en avons-nous quand même une. Surtout peut-être que nous ne donnerions pas, à d’autres, l’envie d’y aller.

Mais rien n’y fait. Nous sommes tellement condamnés à suivre notre route, et tellement droits dans nos bottes de mille lieux, que rien ne peut plus nous arrêter. Nous franchirons cette frontière. Les frontières sont abstraites, et qu’un sale moment à passer tout au plus. Nous sommes prêts. Foutez-nous la misère, jouez, prenez du plaisir si c’est cela qu’il vous faut. Nous ne le ferons pas à n’importe quel prix, sachez-le, mais nous pouvons quand même baisser la tête pour ce que l’on veut. Nous sommes chacun dans nos maigres rôles. Et de notre côté, nous voulons le respecter. Vous n’êtes qu’un boss de jeu vidéo, nous de simples plombiers qui doivent avancer. Nous gagnerons plus de vies que nous n’en perdrons, au final.

Puis vint le temps de passer à l’action, d’arrêter de délirer dans nos souvenirs d’enfance. Il y avait une petite carte à remplir. Celle que l’on doit remplir à chaque fois que l’on entre et que l’on sort d’un pays, d’Asie notamment, plus largement de ceux qui se sentent le besoin de faire chier pour pas grand-chose. Cela va nous occuper car les questions sont un peu moins triviales que le questionnaire d’entrée aux Etats-Unis, qui sont, convenons-en, d’un niveau abruti obligé ou Babar 3-6 ans.

Après les questions banales sur le d’où vient-on (origine et provenance), vient la partie inférieure de description de tout ce que nous avons sur nous : monnaie locale, devises étrangères, appareils électroniques, ou objet particulier. Comme à chaque fois que l’on remplit un questionnaire, on se questionne sur ce qu’on nous demande exactement dans telle ou telle rubrique, jusqu’où on doit aller et si l’approximation est autorisée. Celui-ci n’échappe pas à la règle, bien au contraire. Indiquer les quatre mille et quelques dollars que nous avions sur nous pour tenir jusqu’à la fin du voyage ne nous a pas fait plaisir, mais nous nous sommes résolus à le faire finalement. Et puis nous sommes allés jusqu’à déclarer la marque et modèle de nos téléphones portables, de nos appareils photos, comme cela était suggéré sur la carte exemple. Nous avons joué les bons élèves car il n’y avait pas foule et que l’on savait que notre dossier de l’après-midi pourrait être « bien suivi » par l’administration. Et avons donc compté sur le professionnalisme du personnel la représentant ici, en local.

Le professionnalisme était clair. Ils se sont bien appliqués. Je dirais qu’avec autant de professionnalisme, un employeur doit dormir tranquille. Ils nous ont mis la misère, ces petits hommes verts. J’ai pourtant toujours du mal à nous rapprocher de la misère que nous n’avons pas connue. Mais le mot est utilisé de la même façon que les jeunes l’utilisent aujourd’hui pour désigner une situation tendue, peu agréable, où il y a du sournois et de la provocation. Nous voilà enfin intimés de vider nos sacs dans les moindres recoins, sur un banc, en plein milieu de cette salle qui pourrait être réfectoire, morgue, entrepôt logistique. Juliette doit commencer, puisque je l’ai laissé devant depuis que nous sommes entrés. Son sac est vidé méthodiquement, et elle répond aux questions, tantôt sur le titre d’un livre, tantôt sur une pochette de sous-vêtements, tantôt sur le tuperware qui fait office de trousse à pharmacie. Sur ce point, je vois que le douanier pose une question, l’air inquisiteur. Et Juliette de répondre en se tapant le bras : « pain » (en anglais ça ne veut pas dire « pain céréale à trancher », mais douleur). Et je me mets à trembler : si dans un cartoon on veut montrer que le chat est drogué, le chat ne ferait pas un geste plus explicite et précis.

Puis mon sac est vidé, avec autant de soin et de gestes sûrs. Mon sac de couchage, logé tout au fond,  est déplié et jeté au sol. Ma trousse de petit matériel est ouverte. Les clés USB sont saisies et emmenées dans un bureau attenant. Elles sont passées au crible, tandis que les photos de l’appareil de Juliette défilent devant les yeux d’un douanier circonspect. Pour fond sonore, la musique qu’une jeune adolescente kirghize porte en son téléphone est diffusée à travers le poste. L’intimité est devenue subitement un concept perdu. Jouer à livre ouvert n’est même plus une expression appropriée tellement nous sommes mis à nu. Mes clés USB révèlent des activités passées qu’il me faut justifier. Je suis parti comme un con sans vider toutes les mémoires d’un projet d’un groupe scolaire à Cannes. Dans un box, les questions fusent comme si les plans étaient ceux du ministère de l’énergie. Dans ces moments-là, on a beau vouloir minimiser, pour eux, c’est l’alerte de la journée. J’ai dû leur faire comprendre les salles de classes, la cour de récréation, la cantine. Dubitatif et peu convaincu, ils me laissèrent quand même le bénéfice du doute.

Nous ressortons du poste épuisés. Mentalement, remettre toute son intimité, contenue pourtant dans un sac de cinquante litres, dans un temps limité, alors qu’elle a été jetée à terre, est difficile. Heureusement, nous n’avons rien dû laisser au poste, tout est encore à nous. Nous savons que nous sommes passés à regret pour eux. Qu’ils ont des consignes, de laisser passer quand même, mais pas à n’importe quel prix. Que ça doit quand même leur arriver souvent. Au moins quelques fois par jour. Mais là il s’agit de nous. Et que dire de de la pauvre adolescente kirghize qui a vu défiler sa vie numérique sous l’œil expert d’un pauvre garde jaloux ou frustré ? Ce passage de frontière a été un moment obligé voilà tout. Ce genre de passage où vous sentez que la situation normale n’est pas la logique du lieu. Que vous devrez peut-être accepter l’inacceptable.

Quand nous sommes expulsés du cachot, à la fin de notre peine (pain ?) nous ne savons plus quoi faire. On avance bien sûr, on veut s’éloigner de ces grillages, de cette zone liberticide. Mais alors on se retrouve sur un grand parking, sans vie, avec un nouveau pays devant nous. On avance sur du caillou, vers ce que nous ne voulons pas : des chauffeurs. Ils attendent au bout, à l’ombre de deux camions. Et nous ne pouvons rien faire que d’arriver vers eux. On ne veut pas foncer dans un grillage, et on sait que c’est l’un d’eux qui nous fera partir. Mais on ne sait pas quand, ni comment. Et encore moins avec qui Et on ne veut pas leur montrer qu’on le sait, et surtout pas leur montrer qu’on est pressés.

S’ensuit une longue attente. Après notre entrée réussie dans ce nouveau pays du vide, nous sommes galvanisés par l’envie de jouer aux cons. Les vacances kirghizes sont finies. On durcit le jeu. On négocie comme des chiens, et comme ils ne veulent pas, on se planque nous aussi à l’ombre des camions, en leur disant que la balle est dans leur camp. Vous voulez bosser ? Alors prenez nous. Assis sur nos sacs, et avec nos têtes de cons, on n’a jamais eu autant l’occasion de regarder comment c’était fait un camion par le bas.

Mais il faut préciser que notre position initiale a été de négocier deux sièges et pas la bagnole. Il est 15 heures lorsque nous commençons à fouler le sol ouzbèke et on se dit qu’on a tout un après-midi pour trouver deux âmes qui veulent elles aussi aller à Ferghana, ou au moins jusqu’à Andijan, la ville la plus proche, à quarante minutes de route. Le temps nous apprendra qu’il n’en est rien. Personne ne veut rentrer dans ce foutu pays, et les quelques ouzbeks qui sont rentrés à la maison, étaient attendus par des parents et des bagnoles hors d’âge. Il est 17 heures lorsqu’il faut avouer que notre attente le cul sur notre sac à 10 mètres des chauffeurs n’a servi à rien, si ce n’est à leur faire comprendre une certaine détermination. Nous avons bavardé, rigolé même entre nous. Ils nous ont même filé de l’eau pour nous amadouer. Dans le même temps, aucun d’eux n’a pris une course. Ils sont aussi bredouilles que nous. Chacun doit faire un pas, trouver un juste milieu, pour que le win-win devienne. Le win-win est trouvé vers 17h30, ce qui nous fait atteindre Ferghana juste avant 19 heures, à un frais acceptable, si ce n’est espéré.

La route vers la ville de Ferghana a été silencieuse. Nous regardions ce que c’était que cette vallée de Ferghana. C’était clairement différent du Kirghiz’. Il y avait quelque chose de plus lumineux, quelque chose de plus cadré aussi. La vallée de Ferghana est un grand tissu urbain-agricole serré. Les routes sont droites et fendent ces paysages. Tout y semble plus organisé qu’au Kirghiz’. Les finitions sont à un niveau largement supérieur. Avec tout ce qu’on a lu sur ce pays, on se fait un grand film qui cadre avec le décor. C’est que les premiers kilomètres dans un pays, ça forge toujours une idée pleine d’a priori.

Lorsque nous arrivons dans la ville de Ferghana, nous savons que rien n’est plié. L’adresse que l’on a donnée au chauffeur se révèle être un grand ensemble de HLM soviétique. Il n’y a clairement pas d’hôtel, d’auberge, de tout ce qui pourrait commercialement être quelque chose où vous pouvez passer une nuit. Bon, reprenons les choses tranquillement. Cette adresse provient d’un guide qui certes date un peu (cf. notre arrivée à Bichkek), mais il y a un numéro de téléphone. Le chauffeur appelle, palabre, et reprend sa route jusqu’au pied d’un autre grand immeuble voisin. Un homme finit par arriver, et nous sortons les sacs du coffre sur ordre. Le contrat du chauffeur se termine, nous entrons dans la phase du « sac au dos suivant un inconnu pour trouver logement ».   

Le mec nous amène dans une volée d’escaliers même pas digne du seul cheminement qu’on se contenterait de prendre pour évacuer. La sensation est celle de monter une barre de Bobigny. Au quatrième, il nous ouvre une porte. Sans être encore allé en prison, c’est celle que l’on voit dans les fictions. Derrière, l’appart se révèle sympathique, dans son jus, et par rapport à ce que l’on a connu sur la route, luxueux. En vérité, c’est un véritable appart, avec les fonctions en accord avec les pièces. On y verrait bien une grand-mère vivre au milieu de tous ses bibelots. En se mettant en tête qu’on a un peu plus que notre âge, on est bien installés, finalement. Ferghana se révélant être une citée fonctionnelle, nous occuperons cet appartement comme si nous y vivions. On peut donc le dire, nous avons vécu, pendant deux jours, dans un HLM ouzbek.

MPI_Article Fergana_Image 6_L'immeuble

MPI_Article Fergana_Image 7_L'escalier

MPI_Article Fergana_Image 8_La porte

La blague de Juliette se trouvant au niveau de notre porte au retour du premier dîner a été pour moi la plus grosse peur du voyage. Comme elle est très rapide dans les montées, elle est arrivée devant la porte avant moi qui devait refaire mes deux lacets. Lâcher un petit « merde, on s’est fait cambrioler », est l’effet d’une bombe. Alors qu’on a nos deux sacs de tout et 4000 dollars planqués dans l’appart, des gouttes ont perlé sur mon front, le temps que j’arrive du deuxième. On pense de suite au fait que le voyage se termine sur-le-champ. Directement aux conséquences. Et puis, on se rend compte de la plus mauvaise blague qui soit, même bien exécutée, quelques secondes après.

Ce fait anodin est pourtant marqueur d’un virage dans notre voyage : Juliette se détend, et s’essaie à un humour brut. Elle l’a pourtant rejeté, un moment. Rudesse de circonstance ? Esprit badin inattendu ? Les kilomètres forgent des séquences aléatoires, des spleens qui portent bien leurs noms. En rien ils ne nous changent, ils nous font juste vivre différemment. A partir de là, je ne saurai jamais si Juliette s’est mise à faire des blagues ou non. Et il restait quelques milliers de kilomètres à devoir gérer dans cette incertitude.  

 

* De cette curieuse histoire d’argent, nous en parlerons dans un prochain article, imagé.

18 mai 2020

Interlude Kirghize

Il est toujours difficile de reprendre un exercice qui s’était arrêté, et dont la destinée semblait être de rester inachevé. Longtemps j’ai pensé que celui de vous raconter la fin de notre chemin de 2016 était vain. Nous étions rentrés, mais notre récit s’était arrêté au Kirghizistan, laissant des milliers de kilomètres secrets, trois pays non racontés. En presque trois ans, nous n’avons raconté que quelques étapes, non des moindres il est vrai - cela penche en notre faveur - mais le temps entre chaque article était de plus en plus long, et la mécanique bien rodée qui nous oblige toujours à faire autre chose a conduit au fait que le dernier article a presque plus d’un an. Car oui, nous étions rentrés reprendre notre petit train qui doit pourtant aller toujours plus vite. On a aussi, comme vous le savez, et en toute modestie, « donner la lumière » comme disent les espagnols. Cela aussi plaide en notre faveur. La vie ordinaire a repris, et seule sur le mur de nos toilettes une carte du Monde nous permet de nous évader et de repenser à tout ce que nous avons vécu sur les routes, et toutes les routes que nous voudrions encore connaître. Pendant ces quelques moments de calme imposés au milieu de notre vie beaucoup moins insouciante, la nostalgie monte comme la moutarde, l’envie comme le wasabi, jusqu’à en devenir insupportablement bonne. Et, en cette curieuse période, où un virus au nom codifié semble avoir la capacité de nous faire poser la question de rebattre les cartes, il n’en fallait pas plus pour retrouver l’envie de se questionner à nouveau sur les endroits où nous voulions être, les sensations que nous voulions vivre. Vivre comme des ermites, vivre comme des errants, vivre un peu de tout ça, par phases ? Et au cours de ces réflexions, et au vu de notre situation actuelle, le plus simple était finalement que nous devions vivre comme des ermites et que nous pouvions encore raconter notre errance.

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Mais reprenons un cours normal. Comme vous en avez l’habitude, à chaque changement de pays, les sons et les saveurs de celui que nous quittons sont mis à l’honneur. Vivez cet article comme une respiration, autant que comme une introspection. Si notre boucle au pays du soleil jaune (sur le drapeau), a été davantage une révélation sur le plan des saveurs, nous devons traiter avec autant d’intérêt celui du son. Car le son du Kirghizistan mérite que l’on s’y intéresse, d’un point de vue plus académique (c’est-à-dire grâce aux encyclopédies).

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Au Kirghizistan, nous avons eu beaucoup moins d’occasions d’écouter de la musique. Par rapport à la Mongolie et ses kilomètres parcourus dans un van au chauffeur ambianceur, la Chine et son avalanche de musique dès lors qu’il y a des vitrines, des espaces de vente, des lieux de restauration, des bus en route ou à l’arrêt, le Kirghizistan, avec sa nature si brute, ses ressources si modestes, n’a pas été le pays où nous aurons écouté le plus de musique, ni n’aurons goûté la plus grande variété de plats. Mais c’est pourtant bien là que nous aurons mangé les meilleurs chachliks, les meilleures salades de tomates et les meilleurs yaourts à la confiture. L’un dans l’autre, on n’est pas malheureux.

L’ouïe

De mémoire, on entendait de la musique surtout lorsque nous étions sur les terrasses de Bichkek. Souvent, il y avait même la télévision, dans un coin, qui mettait en mouvement l’interprète ou une histoire tirée par les cheveux autour du thème de la chanson. En dehors de la capitale, il n’y avait pas d’images, mais pas non plus beaucoup de sons. Nous passions le plus clair de notre temps dehors, dans des yourtes, ou des auberges au confort minimum. Oui, il y avait bien ces quelques échoppes à Karakol, qui à la nuit tombée vous rendait sourd avec de la musique sans intérêt, mais diablement festive. Mais à bien y réfléchir, il n’y a pas eu vraiment beaucoup de moments où nous entendions un son dont l’existence était liée à une démarche artistique.

Pourtant le Kirghizistan est un pays qui compte sur un certain folklore, avec des instruments traditionnels et des musiciens qui portent des chapeaux. C’est souvent le lot des pays avec des peuples nomades, qui par le chant véhiculent légendes, histoires anciennes et accompagnent les rites. Mais les Kirghizes se contentent souvent du port du chapeau, et ne s’encombrent pas de l’organisation de représentations folkloriques. C’est qu’il n’y a pas vraiment de lieux, où, un ensemble peut passer de terrasses en terrasses, jouer quelques accords tandis que l’un d’eux déambule entre des tables bondées de devises, pour disparaître aussitôt ces dernières dans le chapeau. Les Kirghizes ont de gros chapeaux, mais sont pragmatiques autrement.

Le peuple kirghize est un peuple fier de ses traditions. Ils les jouent entre eux et cela leur suffit. Comme un adulte réécoute de temps en temps, lorsqu’il est seul, à fond dans son salon, ce qu’il écoutait avant. Il n’a pas besoin de le dire à d’autres pour prendre du plaisir, une vague de nostalgie en pleine face. Le peuple nomade d’Asie centrale s’organise pour lui seul des shows de grandes volées, comme s’ils étaient tous réunis dans une grande chambre décorée pour l’occasion, et ils crient alors leur amour pour leur pays, ancienne république soviétique. Comme l’esprit de compétition anime les Hommes, ils se convoquent parfois pour de petits duels ou de petites olympiades, dans un esprit fraternel et de fiertés partagées. Cela ressemble à un Intervilles musical, un tournoi de quartiers où l’on applaudi ses couleurs sans siffler l’autre, car se serait sans doute siffler son cousin. Ainsi, cette petite joute est à regarder avec délectation, et patience :

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 1_Komuz Dombra duel

Vous l’aurez remarqué, il s’agissait ici d’un duel. Kirghizistan – Kazakhstan. Il s’agissait d’un duel où personne ne l’a remporté, si ce n’est, comme conventionnellement on l’accepte, la musique. Vous aurez reconnu la maestria des protagonistes, la bonne humeur des supporters. Malheureusement nous n’aurons jamais pu, ne serait-ce qu’imaginer, assister à un tel spectacle, une telle avalanche de quadruple-croches si maîtrisées, avec des sourires qui te disent que si simple est la guitare. Bref un spectacle que tout musicien, amateur ou confirmé, aurait apprécié de manière équivalente.  

Il y a aussi, au Kirghizistan comme ailleurs, de jeunes virtuoses qui osent le mélange des genres. La séquence que l’on vous propose ici ne l’est absolument pas dans le but de vous faire penser que l’on veut montrer du kitch de l’est, du kitch post-soviétique. Si la séquence à quelques codes qui se rapprochent de la danse sur glace, et donc qui valent qu’on en sourie un peu, il n’en reste pas moins que ces jeunes musiciens, sont de vrais virtuoses. Pour cette séquence faite pour une production locale, le play-back est évident, les costumes moins, l’interview à la fin est risible par la forme, mais si vous parlez kirghiz et aimez la musique, elle dit de vraies belle choses, et en fait, malgré les quelques « Excluziv’ » du présentateur content de les avoir sur le « plateau », il faut reconnaître qu’ils parlent vraiment de musique, alors que Denisot s’intéressait plutôt à lancer des humoristes en rodage.

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 2_Sur la corde shred

Voilà, peut-être certains d’entre vous n’ont rien appris de cette première partie de l’article et saviez que ces virtuoses s’exportent dans les meilleures salles de nos capitales et villes principales. Pour avril, vous aviez peut-être d’ailleurs réservé billet + train + hôtel pour Hambourg, qui s’était préparé à vous faire entendre ce que le Kirghizistan a de meilleur, comme vous le saviez. Mais le virus est passé par là, et a fait manquer à l’Europe ce que l’Asie centrale a aussi de beau. Ils reviendront c’est sûr.

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 3_Until Hamburg philarmonia

Le goût

Si vous êtes arrivés au bout de cette deuxième vidéo, cela vous classe automatiquement dans la catégorie des mélomanes amateurs de technique, ou des paumés. Ou de la famille. Mais mieux valait ça que 99% des vidéos stockées dans les serveurs de You Tube. Vous n’êtes donc pas dans les standards, mais vous avez peut-être d’autres problèmes. Cela ne vous empêche pas par ailleurs, d’aimer les choses simples. Vous dépensez sans doute tellement d’énergie et de concentration à la musique, que le reste se doit d’être simple. Pouvons-nous ainsi vous proposer une simple salade oignon cru, tomate, concombre ? Ajoutons simplement quelques shashliks ? Osons-nous de pelminis, samsa ou laghman comme un unique plat d’un bord de route ?

Les saveurs kirghizes sont assez simples, et simplement excellentes. Elles sont souvent basées ou offertes sur la base des quelques plats cités à l’instant, eux-mêmes basés sur des éléments simples et peu nombreux, sans tentative d’associations huppées ou de recherche de textures. En faisant un peu d’anticipation, on vous annonce déjà que pour l’interlude ouzbèke, nous ne dirons pas ça. Non pas qu’il y ait plus de recherche, mais simplement que pris unitairement les ingrédients sont un poil moins subtils. Sans doute nous orientrons-nous notre prochain interlude vers la Vodka (après avoir abordé deux exceptions). Nous n’avons pas encore vraiment abordé les boissons, en tout cas pas dans un article dédié. Ce sera l’occasion. Et clairement, mieux vaut pour l’Ouzbékistan, en passer par là. N’en disons pas plus pour le moment. Ne nous spoilons pas nous-même, comme le veut l’expression. Et parlons du goût kirghize.

Le goût kirghize est assez pur. La viande est comme sortie des champs. Comme s’il s’agissait d’une culture sur pied que l’on aurait choyé comme la meilleure vigne. Sans doute est-ce davantage une affaire de climat (tiens !, on parle aussi de bœuf bourguignon), car je doute que les bêtes soient vraiment choyées. Je pense qu’elles vivent comme elles peuvent, et que c’est de cette force qu’elles tirent leur goût, leur tendresse. Comme quoi, il ne faut pas toujours attribuer aux Hommes les mérites qu’ils attendent.

Et puis il y a les légumes, les crudités. Avez-vous déjà coupé une tomate, un concombre et un oignon et provoqué l’extase incontrôlée à un invité ? Là-bas, oui, c’est possible. Mais au-delà du possible, c’était du systématique : nous étions à chaque table ces invités qui en font des caisses sur le plat, même si pour nous il fallait lâcher quelques menus soms à la fin. Et puis, pas la peine de demander à l’hôte qui était le petit producteur qui le fournissait, il aurait désigné du menton sa grand-mère, assise là-bas dans un coin, même s’il n’aurait pas bien compris la notion de petit producteur. En fait, en parcourant le pays, on se demande bien où sont produits ces légumes et ces fruits, et dans un second temps où est Rungis. Comment la chaîne logistique est organisée pour que ces merveilles arrivent sur la table quel que soit l’endroit, alors même que souvent les endroits sont justes bons à être broutés par des animaux en survie.     

Et puis, bien sûr, il y a des moments où les peuples se lâchent et inventent des gloubi-boulga. Ce sont les plats qui font du bien, pour toutes les fois où l’on n’a pas envie de manger sain ou cher. Ce genre de plats de lendemain de fête, qui passe soit chaud soit tiède, entre bouillon ou truc en sauce. Tout devient moins identifiable, sauf peut-être la pâte qui ferme la raviole. Cela cale, et se conçoit. C’est le sens de la vie. Tant que les samsas seront là, c’est que la vie heureuse aussi. Lorsque Deliveroo arrivera là-bas, ce sera, dans les villes de province, le produit star des barquettes plastiques.

Mais à quoi ressemble tous ces plats ? Vous remarquerez que dans nos articles on voit peu ce que l’on mange. Il est très rare que lorsque nous sommes à table nous prenions en photos nos assiettes. Ce n’est d’une part pas dans nos habitudes et puis, d’autre part, c’est que, à l’arrivée dans un pays, on se dit que l’on a encore le temps pour faire ces photos génériques, puis qu’au cours de la traversée on est pris par la traversée, et à la fin il est parfois trop tard.

Ce n’est pas que nous n’associons pas la bouffe au voyage, bien au contraire, demandez à Juliette ce qu’elle pense de la bouffe mongole, simplement, quand nous bouffons on ne pense pas trop que quatre ans plus tard on va faire un article là-dessus. En fouillant, j’ai retrouvé quelques traces de bouffe sur des photos, mais vraiment pas grand-chose. Là par exemple, sur cette photo que vous connaissez déjà mais pour une autre part du récit, le samsa n’est clairement pas l’intérêt numéro un de la photo, et on peut en voir si on a l’œil averti, quelques bouts qui restent dans une assiette.

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 4_Bout de samsa

Mais c’est un peu près tout ce que nous avons dans nos archives. Il nous faut donc pour cet article, comme nous voulons vous en parlez certes, mais aussi le documenter un peu, aller sur Internet. Les images que vous allez voir ne sont donc pas les nôtres, et seront aussi sans doute les premières que vous trouveriez en tapant « cuisine kirghize » dans votre barre de recherche. Disons que nous mettons donc juste le pied à l’étrier. Nous pouvons juste vous dire que tout ce que nous allons évoquer maintenant a été goûté à la régulière, et sous les aspects montrés. Et il n’y a pas de gloire à avoir, si ce n’est de belles saveurs à se remémorer pour nous, à imaginer peut-être pour vous.

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 5a_Laghman

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 5B_Manty

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 5c_Samsa

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 5d_Pelimini

MPI_Article Interlude Kirghize_Image 5e_Shashliks

Bien sûr, en effectuant nos recherches nous sommes tombés sur des plats dont nous n’avons jamais dit le nom là-bas. Peut-être en avions entendu le nom, ou l’avions-nous lu en cyrillique sur des menus ? Il faut savoir que parfois dans un tel voyage, les journées sont longues et dures, et le soir, il nous faut le réconfort simple d’un plat qu’on aime. Il ne faut pas vouloir tout goûter coûte que coûte. D’ailleurs ce n’est pas souvent possible dans les endroits simples dans lesquels nous allons. Alors oui, assurément nous n’avons pas goûté en un mois certains des plats que nous pouvons lire dans le top 6 des plats kirghizes de quelques sites écrits en français. Est-ce pour autant que nous avons raté quelque chose dans notre voyage ? Non, nous sommes juste passés à côté de quelque chose de plus, qui doit nous permettre, avec toutes ces autres choses de plus, d’avoir l’envie d’y retourner, pour le réconfort, ou pour la découverte. Qu’on ne nous reproche donc pas de n’être pas une encyclopédie.

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