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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie
25 mai 2020

Une entrée par la vallée de Ferghana

Pour atteindre l’Ouzbékistan depuis le Kirghizistan, sans exception, les portes donnent toutes sur la vallée de Ferghana, excroissance urbaine et fertile qui n’a aucun lien avec le reste du pays. Avec la mort de tonton Karimov quelques jours (mais combien ?) auparavant (nous sommes début septembre 2016), qui voulant célébrer le retour de la délégation ouzbèke des jeux de Rio (21e nation, une moisson en boxe) a été mis échec et mat par la vodka, seul le poste de Dostuk (Och à 15 minutes) – Dustlik (Andijan à 40) est ouvert. Car le pays est sonné et sur les dents, par crainte de recrudescence de rébellion, comme nous vous l’expliquions dans un précédent article. C’est comme si le bibliothécaire était mort et qu’il fallait fermer la bibliothèque. Alors que, soyons clairs, sa bibliothèque sera toujours plus forte que lui.

MPI_Article Fergana_Image 1_La carte

Sur le fait que le poste d’Och soit le seul ouvert, à dire vrai, nous l’espérons. Les nouvelles ne sont jamais certaines dans ces zones, et il est difficile parmi les rumeurs du web de détecter les informations fiables. Non loin d’Arslanbob, le poste de Shalmady-Say – Ouch Kourgan, était déclaré fermé. Le seul donné ouvert était le plus loin, nous obligeant à revenir jusqu’à Och, que nous avions connue à notre deuxième jour dans le pays. Et, si le poste se révélait lui aussi fermé en cette période de deuil, comme cela peut fréquemment arriver en période de tension, en redescendant jusqu’à Och, nous n’avions rien à perdre ; il y a là une piscine municipale qui avait l’air sympa et que nous n’avions pas pris le temps de tester lors de notre premier passage, du soleil, de bons restos pas loin du bazar, et en prime, des chauffeurs de taxi arrangeants.

Mais avant d’en arriver là, nous devons redescendre d’Arslanbob. Nous quittons l’Atlantide avec le premier bus. Après un changement à Bazar Kurgan nous pouvons repartir en direction d’Och. Après trois heures de route, notre bus s’arrêtera finalement directement au niveau du poste frontière, alors que nous n’y comptions pas. On nous a dit Och, pas le poste frontière. Mais toujours est-il qu’on est un peu là comme des cons à qui on a fait une mauvaise farce, en étant plantés là où nous voulions arriver, mais 15 kilomètres plus tard et quelques opérations en centre-ville réalisées. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela nous arrive, mais c’est contrariant. En général c’est dans l’autre sens, on nous amène à 15 kilomètres de là où nous voulons atterrir pour le soir, mais c’est un petit contretemps.

MPI_Article Fergana_Image 2_Le trajet

En fait, nous devons repasser par le centre-ville d’Och pour faire du change. Ici, à la frontière, les taux sont dégueulasses. Mieux vaut se payer un aller-retour en taxi pour profiter des taux des échoppes du bazar que l’on avait repérés à l’aller, et entrer comme il faut en Ouzbékistan, avec des billets plein les poches. Mais pas trop : on a lu qu’il ne fallait pas tenter les douaniers et que ça pouvait paraître louche.

Sur le bazar on a donc changé nos derniers soms kirghizes en soums ouzbeks. Et on a changé 100 dollars à un taux qui nous paraissait bon, car très largement au-dessus du cours officiel ouzbèke. Le taux de change officiel, encore vérifié la veille sur plusieurs sites est de 1 dollar pour environ 3500 soums ouzbeks. Ici, les aubettes affichent 1 dollar pour 5700 soums. Vous trouvez ça louche ? Ça l’est*.

On s’est donc retrouvé trois heures plus tard, après un déjeuner à l’identique de celui de notre deuxième jour dans le pays (une délicieuse salade de tomate concombre oignon avec des nans), là où on avait été déposé plus tôt dans la matinée, devant le poste frontière. Nos billets comme on voulait, juste planqués légèrement dans nos gros sacs à dos. Nous empruntons un couloir grillagé extérieur digne d’une zone de rétention de réfugiés, pour accéder à un bâtiment austère, celui du Kirghizistan. Lorsque nous faisons ces quelques pas, nous nous engageons dans un processus qui sent bon le saut dans le vide, poussé par une force intérieure déraisonnée. Nous sommes si bien au Kirghizistan, comme sur le plancher des vaches, mais nous nous rapprochons de la falaise comme si notre destin était celui de sauter dans le vide, alors que cela nous interroge profondément.

MPI_Article Fergana_Image 3_Bye Bye Kirghiz 1

MPI_Article Fergana_Image 4_Bye Bye Kirghiz 2

MPI_Article Fergana_Image 5_Bye Bye Kirghiz 3

Le poste frontière en question. Les images ne sont pas les nôtres, car en ce jour il n’y avait personne si ce n’est des gardes pour nous regarder. Pour ne pas se créer des problèmes superflus, nous n’avions pas estimé utile, sur l’instant, de prendre des clichés du poste. C’est rarement conseillé dans ces pays-là, si vous nous permettez l’expression. Ce sont donc des images issues de Google Maps. Les signataires sont des intrépides locaux (on voit bien que la troisième photo est un peu prise à la volée), dont vous pourriez retrouver aisément les noms si cela vous intéresse. Il y en a peu. Nous avons pris ce qu’il y avait pour vous montrer un peu, car l’article manquait cruellement d’image.

Les actes administratifs formalisant notre sortie du Kirghizistan sont aussi formels que ceux d’un PACS en France. Nos passeports sont tamponnés sans attention, mais avec un peu plus de tenue. Le jeune qui officie ce jour-là nous dit à bientôt avec sincérité. Alors qu’au col d’Irkeshtam, un mois plus tôt, le geste du garde-frontière était ouvert et chaleureux vers la porte d’entrée du pays, le geste de cet après-midi est identiquement chargé d’intention. Il indique la sortie, avec regret, nous questionnant sur le fait que ce soit bien notre décision définitive, si ne voulons pas y réfléchir encore un moment. Je ne sais pas si dans son geste désignant l’ouest, il y avait un peu de « vous allez voir ce que vous perdez », mais nous ne sommes pas mis à la porte, très clairement. Soulignons que c’est le seul pays du voyage où l’on n’a pas senti un soulagement et un empressement certain dans l’attitude du douanier à rebalancer un européen (donc un « démocrate », ou mieux dit un habitant de démocratie ; donc un fouteur de merde) chez le voisin.

A ce moment-là, lorsque nous retournons par notre seule volonté dans le soleil aveuglant et blanc, nous savons que le retour en arrière n’est plus possible, à moins d’un retournement de situation improbable. Mais nous ne le sommes pas, improbables. Nous sommes droits. Nous respectons nos décisions passées, notre sacerdoce, et avançons comme un condamné vers l’échafaud. Pourquoi avons-nous fait ça ? Nous marchons d’un pas lent, peu sûr. Nous observons cette cour vide sur la gauche, avec toujours ces hauts grillages pour la fermer. Derrière eux, un corridor voit deux gardes droits comme des I, marcher comme des investis d’une mission imminente, les mains sur leurs armes. Sur la droite, un enchaînement de petits bureaux, la plupart vides. Quand sort, dix mètres devant nous, un homme en blouse blanche qui nous dévisage de la tête au pied. C’était notre hantise. Nous savons qu’une « visite » médicale peut être pratiquée à tout entrant dans le pays, et déboucher dans les cas les plus extrêmes sur une période de quarantaine. Si cela aurait fait une histoire à raconter pour sûr, nous ne les recherchons pas sur le moment. Et de par la protection effective de notre ange et ma puanteur apparente ou détectée de loin, nous y échappons tout en ressentant le regard du lion épargnant sa proie.

Les derniers pas durent une éternité. Nos regards dirigés vers le bas, avec quelques aller-retour vers le devant. Ils osent finalement se croiser, furtivement. Ils sont si fébriles que ça en devient ridicule. Nous ne sommes quand même pas des amateurs en passage de frontière. Finalement nous nous trouvons la main sur la poignée d’une porte. Entre la sensation d’échapper au monstre blanc, et celle d’aller rencontrer le monstre vert. La porte s’ouvre vers nous, en devant tirer fort. Je l’ouvre, laisse passer Juliette comme un lâche, et je lui emboite le pas me cachant derrière son gros sac à dos. À ce moment du voyage je sais que ma dégaine et ma gueule ne sont absolument pas celles pour lesquelles les ambassades ont délivré des visas : vieux hippie d’ultra gauche, clochard perdu semant le trouble, homme sans thune et sans intérêt pour le pays. Voilà à quoi nous devons ressembler. Juliette, elle, est au top de sa forme. Comme un ange pouvant nous protéger par sa grâce du plus méchant des douaniers. Je me réfugie derrière ça, surtout.         

Très rapidement, nous comprenons que passer ce bâtiment de part en part ne sera pas une formalité. On nous fait attendre sans la moindre once de déférence. Nous sommes un problème de plus à traiter. Pour nous punir, et sans doute pour occuper un peu la journée, la volonté est clairement celle de vouloir nous faire mariner encore plus, douter sans doute. Les douaniers nous regardent mais nous ne font pas signe de nous rendre vers leurs comptoirs. Ils veulent que nous observions bien ce qu’il va nous arriver, au cas où cela pourrait nous donner l’envie pas si folle de retourner en arrière. Peut-être veulent-ils nous faire comprendre que l’adrénaline déjà prise dans le couloir de l’incertitude valait le coup de venir jusqu’ici, qu’ils savent que nous raconterions en rentrant chez nous que l’on avait senti de tout près l’Ouzbékistan, que nous serions déjà fiers de détailler une telle aventure, que nous fanfaronnerions à l’évocation d’un cheminement poussé si loin, et que nous rebrousserions chemin finalement, raison revenant, car peut-être en avons-nous quand même une. Surtout peut-être que nous ne donnerions pas, à d’autres, l’envie d’y aller.

Mais rien n’y fait. Nous sommes tellement condamnés à suivre notre route, et tellement droits dans nos bottes de mille lieux, que rien ne peut plus nous arrêter. Nous franchirons cette frontière. Les frontières sont abstraites, et qu’un sale moment à passer tout au plus. Nous sommes prêts. Foutez-nous la misère, jouez, prenez du plaisir si c’est cela qu’il vous faut. Nous ne le ferons pas à n’importe quel prix, sachez-le, mais nous pouvons quand même baisser la tête pour ce que l’on veut. Nous sommes chacun dans nos maigres rôles. Et de notre côté, nous voulons le respecter. Vous n’êtes qu’un boss de jeu vidéo, nous de simples plombiers qui doivent avancer. Nous gagnerons plus de vies que nous n’en perdrons, au final.

Puis vint le temps de passer à l’action, d’arrêter de délirer dans nos souvenirs d’enfance. Il y avait une petite carte à remplir. Celle que l’on doit remplir à chaque fois que l’on entre et que l’on sort d’un pays, d’Asie notamment, plus largement de ceux qui se sentent le besoin de faire chier pour pas grand-chose. Cela va nous occuper car les questions sont un peu moins triviales que le questionnaire d’entrée aux Etats-Unis, qui sont, convenons-en, d’un niveau abruti obligé ou Babar 3-6 ans.

Après les questions banales sur le d’où vient-on (origine et provenance), vient la partie inférieure de description de tout ce que nous avons sur nous : monnaie locale, devises étrangères, appareils électroniques, ou objet particulier. Comme à chaque fois que l’on remplit un questionnaire, on se questionne sur ce qu’on nous demande exactement dans telle ou telle rubrique, jusqu’où on doit aller et si l’approximation est autorisée. Celui-ci n’échappe pas à la règle, bien au contraire. Indiquer les quatre mille et quelques dollars que nous avions sur nous pour tenir jusqu’à la fin du voyage ne nous a pas fait plaisir, mais nous nous sommes résolus à le faire finalement. Et puis nous sommes allés jusqu’à déclarer la marque et modèle de nos téléphones portables, de nos appareils photos, comme cela était suggéré sur la carte exemple. Nous avons joué les bons élèves car il n’y avait pas foule et que l’on savait que notre dossier de l’après-midi pourrait être « bien suivi » par l’administration. Et avons donc compté sur le professionnalisme du personnel la représentant ici, en local.

Le professionnalisme était clair. Ils se sont bien appliqués. Je dirais qu’avec autant de professionnalisme, un employeur doit dormir tranquille. Ils nous ont mis la misère, ces petits hommes verts. J’ai pourtant toujours du mal à nous rapprocher de la misère que nous n’avons pas connue. Mais le mot est utilisé de la même façon que les jeunes l’utilisent aujourd’hui pour désigner une situation tendue, peu agréable, où il y a du sournois et de la provocation. Nous voilà enfin intimés de vider nos sacs dans les moindres recoins, sur un banc, en plein milieu de cette salle qui pourrait être réfectoire, morgue, entrepôt logistique. Juliette doit commencer, puisque je l’ai laissé devant depuis que nous sommes entrés. Son sac est vidé méthodiquement, et elle répond aux questions, tantôt sur le titre d’un livre, tantôt sur une pochette de sous-vêtements, tantôt sur le tuperware qui fait office de trousse à pharmacie. Sur ce point, je vois que le douanier pose une question, l’air inquisiteur. Et Juliette de répondre en se tapant le bras : « pain » (en anglais ça ne veut pas dire « pain céréale à trancher », mais douleur). Et je me mets à trembler : si dans un cartoon on veut montrer que le chat est drogué, le chat ne ferait pas un geste plus explicite et précis.

Puis mon sac est vidé, avec autant de soin et de gestes sûrs. Mon sac de couchage, logé tout au fond,  est déplié et jeté au sol. Ma trousse de petit matériel est ouverte. Les clés USB sont saisies et emmenées dans un bureau attenant. Elles sont passées au crible, tandis que les photos de l’appareil de Juliette défilent devant les yeux d’un douanier circonspect. Pour fond sonore, la musique qu’une jeune adolescente kirghize porte en son téléphone est diffusée à travers le poste. L’intimité est devenue subitement un concept perdu. Jouer à livre ouvert n’est même plus une expression appropriée tellement nous sommes mis à nu. Mes clés USB révèlent des activités passées qu’il me faut justifier. Je suis parti comme un con sans vider toutes les mémoires d’un projet d’un groupe scolaire à Cannes. Dans un box, les questions fusent comme si les plans étaient ceux du ministère de l’énergie. Dans ces moments-là, on a beau vouloir minimiser, pour eux, c’est l’alerte de la journée. J’ai dû leur faire comprendre les salles de classes, la cour de récréation, la cantine. Dubitatif et peu convaincu, ils me laissèrent quand même le bénéfice du doute.

Nous ressortons du poste épuisés. Mentalement, remettre toute son intimité, contenue pourtant dans un sac de cinquante litres, dans un temps limité, alors qu’elle a été jetée à terre, est difficile. Heureusement, nous n’avons rien dû laisser au poste, tout est encore à nous. Nous savons que nous sommes passés à regret pour eux. Qu’ils ont des consignes, de laisser passer quand même, mais pas à n’importe quel prix. Que ça doit quand même leur arriver souvent. Au moins quelques fois par jour. Mais là il s’agit de nous. Et que dire de de la pauvre adolescente kirghize qui a vu défiler sa vie numérique sous l’œil expert d’un pauvre garde jaloux ou frustré ? Ce passage de frontière a été un moment obligé voilà tout. Ce genre de passage où vous sentez que la situation normale n’est pas la logique du lieu. Que vous devrez peut-être accepter l’inacceptable.

Quand nous sommes expulsés du cachot, à la fin de notre peine (pain ?) nous ne savons plus quoi faire. On avance bien sûr, on veut s’éloigner de ces grillages, de cette zone liberticide. Mais alors on se retrouve sur un grand parking, sans vie, avec un nouveau pays devant nous. On avance sur du caillou, vers ce que nous ne voulons pas : des chauffeurs. Ils attendent au bout, à l’ombre de deux camions. Et nous ne pouvons rien faire que d’arriver vers eux. On ne veut pas foncer dans un grillage, et on sait que c’est l’un d’eux qui nous fera partir. Mais on ne sait pas quand, ni comment. Et encore moins avec qui Et on ne veut pas leur montrer qu’on le sait, et surtout pas leur montrer qu’on est pressés.

S’ensuit une longue attente. Après notre entrée réussie dans ce nouveau pays du vide, nous sommes galvanisés par l’envie de jouer aux cons. Les vacances kirghizes sont finies. On durcit le jeu. On négocie comme des chiens, et comme ils ne veulent pas, on se planque nous aussi à l’ombre des camions, en leur disant que la balle est dans leur camp. Vous voulez bosser ? Alors prenez nous. Assis sur nos sacs, et avec nos têtes de cons, on n’a jamais eu autant l’occasion de regarder comment c’était fait un camion par le bas.

Mais il faut préciser que notre position initiale a été de négocier deux sièges et pas la bagnole. Il est 15 heures lorsque nous commençons à fouler le sol ouzbèke et on se dit qu’on a tout un après-midi pour trouver deux âmes qui veulent elles aussi aller à Ferghana, ou au moins jusqu’à Andijan, la ville la plus proche, à quarante minutes de route. Le temps nous apprendra qu’il n’en est rien. Personne ne veut rentrer dans ce foutu pays, et les quelques ouzbeks qui sont rentrés à la maison, étaient attendus par des parents et des bagnoles hors d’âge. Il est 17 heures lorsqu’il faut avouer que notre attente le cul sur notre sac à 10 mètres des chauffeurs n’a servi à rien, si ce n’est à leur faire comprendre une certaine détermination. Nous avons bavardé, rigolé même entre nous. Ils nous ont même filé de l’eau pour nous amadouer. Dans le même temps, aucun d’eux n’a pris une course. Ils sont aussi bredouilles que nous. Chacun doit faire un pas, trouver un juste milieu, pour que le win-win devienne. Le win-win est trouvé vers 17h30, ce qui nous fait atteindre Ferghana juste avant 19 heures, à un frais acceptable, si ce n’est espéré.

La route vers la ville de Ferghana a été silencieuse. Nous regardions ce que c’était que cette vallée de Ferghana. C’était clairement différent du Kirghiz’. Il y avait quelque chose de plus lumineux, quelque chose de plus cadré aussi. La vallée de Ferghana est un grand tissu urbain-agricole serré. Les routes sont droites et fendent ces paysages. Tout y semble plus organisé qu’au Kirghiz’. Les finitions sont à un niveau largement supérieur. Avec tout ce qu’on a lu sur ce pays, on se fait un grand film qui cadre avec le décor. C’est que les premiers kilomètres dans un pays, ça forge toujours une idée pleine d’a priori.

Lorsque nous arrivons dans la ville de Ferghana, nous savons que rien n’est plié. L’adresse que l’on a donnée au chauffeur se révèle être un grand ensemble de HLM soviétique. Il n’y a clairement pas d’hôtel, d’auberge, de tout ce qui pourrait commercialement être quelque chose où vous pouvez passer une nuit. Bon, reprenons les choses tranquillement. Cette adresse provient d’un guide qui certes date un peu (cf. notre arrivée à Bichkek), mais il y a un numéro de téléphone. Le chauffeur appelle, palabre, et reprend sa route jusqu’au pied d’un autre grand immeuble voisin. Un homme finit par arriver, et nous sortons les sacs du coffre sur ordre. Le contrat du chauffeur se termine, nous entrons dans la phase du « sac au dos suivant un inconnu pour trouver logement ».   

Le mec nous amène dans une volée d’escaliers même pas digne du seul cheminement qu’on se contenterait de prendre pour évacuer. La sensation est celle de monter une barre de Bobigny. Au quatrième, il nous ouvre une porte. Sans être encore allé en prison, c’est celle que l’on voit dans les fictions. Derrière, l’appart se révèle sympathique, dans son jus, et par rapport à ce que l’on a connu sur la route, luxueux. En vérité, c’est un véritable appart, avec les fonctions en accord avec les pièces. On y verrait bien une grand-mère vivre au milieu de tous ses bibelots. En se mettant en tête qu’on a un peu plus que notre âge, on est bien installés, finalement. Ferghana se révélant être une citée fonctionnelle, nous occuperons cet appartement comme si nous y vivions. On peut donc le dire, nous avons vécu, pendant deux jours, dans un HLM ouzbek.

MPI_Article Fergana_Image 6_L'immeuble

MPI_Article Fergana_Image 7_L'escalier

MPI_Article Fergana_Image 8_La porte

La blague de Juliette se trouvant au niveau de notre porte au retour du premier dîner a été pour moi la plus grosse peur du voyage. Comme elle est très rapide dans les montées, elle est arrivée devant la porte avant moi qui devait refaire mes deux lacets. Lâcher un petit « merde, on s’est fait cambrioler », est l’effet d’une bombe. Alors qu’on a nos deux sacs de tout et 4000 dollars planqués dans l’appart, des gouttes ont perlé sur mon front, le temps que j’arrive du deuxième. On pense de suite au fait que le voyage se termine sur-le-champ. Directement aux conséquences. Et puis, on se rend compte de la plus mauvaise blague qui soit, même bien exécutée, quelques secondes après.

Ce fait anodin est pourtant marqueur d’un virage dans notre voyage : Juliette se détend, et s’essaie à un humour brut. Elle l’a pourtant rejeté, un moment. Rudesse de circonstance ? Esprit badin inattendu ? Les kilomètres forgent des séquences aléatoires, des spleens qui portent bien leurs noms. En rien ils ne nous changent, ils nous font juste vivre différemment. A partir de là, je ne saurai jamais si Juliette s’est mise à faire des blagues ou non. Et il restait quelques milliers de kilomètres à devoir gérer dans cette incertitude.  

 

* De cette curieuse histoire d’argent, nous en parlerons dans un prochain article, imagé.

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