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24 décembre 2021

Noukous et la mer d’Aral, balade dans le Karakalpakistan

Dans ce Karakalpakistan, tout ne serait-il pas histoires de sauvegarde ? Balade dans le nord de l’Ouzbékistan, nord autonome, désertique, karapalkelkechose, qui a fait de cette étape, la dernière en Ouzbékistan, un lieu de grandes réflexions, une fois n’est pas coutume.  

 

Après cet enchaînement Samarcande – Chakhrisabz – Boukhara – Khiva, cités millénaires rivalisant de monuments plus somptueux les uns que les autres, plus porteurs d’histoire les uns que les autres, villes dont les centres historiques sont plus unescoïsés lus uns que les autres, la route poursuit son cap nord-ouest pour une dernière étape ouzbèke dans la ville de Noukous. Noukous n’a plus rien à voir avec les quatre cités précédentes. C’est du 100% pur jus soviet. Plus tellement neuf. Taille : 300 000 habitants. Couleur : ocre sur gris. Tout est bien droit et finit dans le désert à l’est, dans ce qu’il reste de l’Amou Daria et les champs à l’ouest.

Notre virée à Noukous, si elle était logique tant notre route retour devait nous mener à l’ouest, peut ressembler de loin à un point singulier de ces trajectoires nécessaires pour avancer à la voile. Depuis Och, au Kirghizistan, nous empannons régulièrement. Les vents dominants viennent de l’est dans cette partie du Monde. Nous naviguons donc au portant, conditions aisées. Dans ces pays, on a presque l’impression que c’est fait pour nous pousser en dehors, nous indiquer la sortie. Il faut pour avancer faire quelques bords et quelques manœuvres néanmoins. Elles sont exécutées dans nos villes étapes. À Noukous, après le long bord entamé à Karchi, nous obliquerons sud-ouest jusqu’à Achgabat, capitale turkmène collée à l’Iran, pour un dernier bord long, sans manœuvre, ultra-rapide, « avec l’obligation de ne pas rester trop longtemps dans la dépression, pour éviter la casse ». Mais de ce dernier bord, on en reparlera dans pas très longtemps (enfin dans pas trop d’articles).

MPI_Article Noukous Aral_Image 1_Plan d'eau

Mais Noukous n’était pas seulement le point logique de l’empannage pour être efficient dans notre régate, ce quart de circumnavigation en aller-retour. Elle était aussi un point de passage obligé pour nous, à la manière des portes des glaces dans d’anciennes éditions du Vendée Globe. Aujourd’hui les Zones d’Exclusion Antarctique ont fait perdre cette notion et maintiennent au nord les concurrents. Pour nous à l’inverse, aucune interdiction d’aller plus au nord que Noukous, pour une petite escapade en dehors de la route directe. Simplement, il nous faudra entrer au Turkménistan par le poste qui est situé au sortir de Noukous.

Cela était prévu depuis déjà plusieurs semaines. Quand nous avions dû aller défendre notre nécessité de traverser le Turkménistan à l’ambassade à Bichkek, nous avions dû préciser par quel point d’entrée, mais aussi le jour précis où nous y serions. Et pas le jour d’avant, ni le jour d’après. Tout était dicté d’avance. Il fallait que nous passions, à cause des règles du jeu turkmènes, des portes non seulement spatiales, mais aussi temporelles. Challenge que même les navigateurs les plus férus de fichiers météo, seraient bien peu nombreux à relever. Mais eux ont pour Dieu Neptune. Nous nous sommes sur Terre. C’est sans doute plus facile, car les éléments humains, tant saugrenus soient-ils, et qui nous ont poussé à tant de précision, sont sans doute malgré tout plus prévisibles que les vents et les courants. Il y a accord avec des autorités, des contrats passés sur des papiers, des montres pour vérifier que tout est respecté. C’est ainsi, qu’entre Bichkek et Noukous, nous avons géré notre temps un peu comme nous l’envisagions (avec la limite du visa kirghiz comme seule autre barrière horaire ; un peu de trail dans cet article ne fait pas de mal). Il fallait juste être à l’heure et sous les meilleurs aspects, au point de rendez-vous.

Nous sommes arrivés sur Noukous dans l’après-midi du 22 septembre (2016). Le passage de l’autre côté de la ligne maginaire était prévu le dimanche 25, avec un départ dans la matinée. Nous avions donc, une fois l’installation faite, deux jours sur la zone, à attendre, adossés à la frontière. Il se trouve qu’avec les quelques mots d’introduction qu’on a pu faire sur Noukous, plutôt sur le cadre, et en ajoutant qu’il n’y a pas grand-chose à faire dans la ville, on se demande bien ce qui a valu le déplacement. Pour autant nous allons occuper deux journées, entre activités et tâches routinières.

Pourtant il y a, plusieurs fois par jour, des cars de touristes occidentaux qui débarquent. Ce n’est pas la cadence ni la volumétrie du Château de Versailles ou des Galeries Lafayette, mais sans doute un peu plus de cent personnes qui arrivent jusqu’ici, jusqu’au point le plus nord de leur séjour en Ouzbékistan. C’est soit le J7, soit le J9, soit le J11 d’un circuit. Il est clair que c’est un bonus d’un séjour dépassant la semaine, pour ceux qui ont le temps, et qui voyagent sans se soucier de l’organisation. Et cette petite cerise sur le gâteau (un peu d’exotisme au milieu de toutes ces mosaïques), c’est ce que la presse française nomme (curieusement) le Louvre des steppes. Le Louvre du désert aurait été mieux, mais a posteriori, l’officiel Louvre d’Abu Dhabi en a pris le nom. Car le Karakalpakistan, cette région autonome du nord-ouest du pays, est en effet répertoriée dans le biome Désert et terres arbustives xériques, suivant la classification du WWF. Petite confrontation culture versus sciences.

Le Louvre des steppes (donc), soit le Musée Igor Savitsky est une étrangeté quasi mystique. Ce musée abrite, dans ce coin de désert (donc), une collection démentielle (on parle de presque cent mille pièces) et de haute valeur. Vouées à la destruction par Staline, ce bon Monsieur Savitsky a accumulé à Noukous, ville reculée, isolée et oubliée, des milliers d’œuvres, pour sauvegarde. La peinture d’avant-garde russe, pas tellement en ligne avec le réalisme socialiste a ici trouvé d’abord un refuge clandestin, puis un écrin (enfin une boite à l’architecture austère), aujourd’hui aux abois financièrement. Ces œuvres d’artistes jetés aux goulags ou exécutés, ont été acheminées parfois dans des conditions rocambolesques et permettent de garder traces d’artistes n’ayant pu ou voulu fuir le régime et nous gratifier aujourd’hui, renommée internationale acquise, d’expositions dans les plus beaux musées du monde ou de fresques dans les plus beaux opéras du monde. Outre les nombreuses peintures, des sculptures, des tapisseries, des orfèvreries et de l’argenterie, tout un amoncellement de pièces de l’art populaire et de pièces archéologiques ou ethnographiques sont conservées. C’est donc cela que viennent voir les touristes. Des artistes méconnus, mais aussi quelques œuvres d’artistes plus connues, comme quelques-unes de Fernand Léger, léguées par la veuve.

C’est au niveau de ce musée que la chevauchée des steppes de Sylvain Tesson et Priscilla Telmon, que nous vous avions déjà présentés lors de notre tragédie équestre en Mongolie, s’est achevé. Les deux aventuriers-écrivains étaient parvenus à refourguer leurs montures, les trois fantastiques Boris, Ouroz et Bucéphale, au musée, qui fait donc étable à l’arrière. Si nous ne les avons pas vu en faisant le tour de l’imposant édifice, c’est que devenus chevaux officiels du musée, ils ont été installés dans le luxe d’une vraie ferme non loin, devenue dépendance du musée de facto. Tout en espérant qu’ils étaient encore de notre Monde, 16 ans plus tard, à profiter du bon foin que ce banquier ouzbek avait garanti à vie, à l’issue d’une conférence des deux aventuriers tenue au sein du musée.

De notre côté, ce n’était pas la fin du voyage et nous n’avions donc pas prévu de mettre autant de symbolique et de protocole pour notre passage à Noukous. Pour nous, ce n’était qu’une étape, la route logique, et nous ne serions pas capables de faire autant de chemin pour aller voir un musée, aussi important soit-il pour son apport à l’art et le soutien qu’on voudrait lui donner. Cette histoire de sauvegarde d’œuvres par la volonté d’un Homme fait échos à la sauvegarde manquée de ce qui un peu moins de 200 kilomètres plus au nord était une des plus grandes mers fermées de la planète (en 1960, elle en était la 4e étendue lacustre). On peut désormais utiliser le passé, car il n’en reste plus rien, de cette Mer d’Aral. En 2021 encore moins qu’en 2016, et inexorablement les quelques flaques qui subsistent ici et là, côté ouzbek ou côté kazakh (encore que, depuis lors, un barrage kazakhs a permis de sauver l’honneur) s’en iront. Le corps mort continue sa lente mais certaine décomposition. Clairement, c’était cela qui suscitait davantage notre curiosité : aller voir quelque chose qui n’existe plus, et profiter de la longue route qui longe l’Amou Daria, pour se replonger dans l’Histoire et tenter de comprendre ce qu’il s’est passé. Aral en kazakh signifie île. Et c’était pas sans nous rappeler le destin de l’île de Pâques, où tout avait foutu le camp là aussi.

Aujourd’hui donc, la capitale karakalpake a en son est le désert, et en son ouest ce qu’il reste de l’Amou Daria, vidé (une fois de plus) juste en aval de la ville, et tout ce qui est permis par ces dérivations, sur l’autre rive. Comprendre des cultures comme si on était dans la Beauce ou dans la belle campagne normande. Comment se dire donc qu’un peu plus haut, ce que nous allons découvrir lors d’une petite escapade à la journée, le désastre et la conséquence de cette campagne normande, est aussi inconcevable que visible ?

MPI_Article Noukous Aral_Image 2_La mer d'Aral 1

MPI_Article Noukous Aral_Image 3_La mer d'Aral 2

MPI_Article Noukous Aral_Image 4_La mer d'Aral 3

MPI_Article Noukous Aral_Image 5_La mer d'Aral 4

« L’Aral, mer de la soif, redeviendra-t-elle un jour ‘le grand miroir bleu’ que chantent les Kazakhs ? » se questionne le duo cité plus haut, dans les dernières pages de leur chevauchée. Ma réponse est : cela dépend des Hommes ; si l’on décide d’obstruer les centaines de dérivations qui volent l’Amou Daria et le Syr-Daria, et qu’il continue de neiger (ou au moins de pleuvoir) sur les Tian Shan et le Pamir, alors tout est possible, avec le temps. Sauf à ce que la planète bleue soit devenue l’étuve vers laquelle on se dirige, et que l’effet direct des rayonnements et de la température induite soit supérieur à l’apport probable en eau. À cela il faudrait considérer que le débit d’antan des deux fleuves nourriciers soit retrouvé. Que ce qui soit finalement reversé ne soit pas contré par l’évaporation. Car d’après la logique, toute masse d’eau trop peu suffisante et versée au compte-goutte, à l’échelle des anciens rivages, sera, aussi sec, évaporée. La disparition de la mer d’Aral a causé dans la région des hivers plus froids et des étés plus chauds (on parle d’entre cinq à dix degrés dans les deux sens ; ce n’est pas rien). Son rôle de régulateur a disparu en même temps qu’elle, forcément. C’est l’histoire des dépendances, des effets induits.

MPI_Article Noukous Aral_Image 6_Le musée de l'eau de Boukhara

Cette photo a été prise au musée de l’eau de Boukhara. Déjà, la problématique était clairement affichée. « Voilà ce que nous avons fait » fallait-il comprendre. Le secrétaire général de l’ONU de l’époque (mandat en cours lorsque nous étions là-bas, en 2016), Ban Ki-Moon, était venu voir par lui-même. Il avait dû se dire « bordel, mais on est quand même vraiment trop cons », mais avait finalement dit un plus policé « It was shoking ». Et d’ajouter : « It is clearly one of the worst environmental disasters of the world... It really left with me a profound impression, one of sadness that such a mighty sea has disappeared ». Tu m’étonnes.

Je n’ai pas osé la traduction pour ne pas dévoyer ses propos, mais c’est sûr que c’est choquant. D’autant plus quand on sait les effets induits. Il y a ceux cités plus haut et le fait que l’évaporation a entraîné une dispersion du sel, au gré du vent, qui est venu appauvrir les terres alentours. Après, c’est quoi l’échelle, pour une planète ? C’est quoi la mer d’Aral ? Pourquoi on en a besoin d’ailleurs ? Alors qu’il y a que deux trois péquenots qui y vivent autour et que les conséquences de sa disparition ne sont perceptibles que localement ? Il y aurait beaucoup à dire sur cette affaire, sans doute plus de choses intéressantes que ces quelques questions absconses (absconnes ?).

Pour notre part, l’escapade aurait pu tourner au drame (deux presque véritables sorties de route, dont une perte de contrôle totale de la part du chauffeur, mais qui s’est fini bien. Mais ça c’était le hasard). Un drame plus personnel et insignifiant certes que celui de la mer d’Aral, même si nos mères ne l’auraient sans doute pas vu du même œil. Budget étant celui qu’il est, amputé des 20 dollars « évaporés » au marché (rappelez-vous), y aller par nous-même, sans partage, n’est guère possible. Les prix affichés nous promettaient de ne rien en voir de cette mer d’Aral, pas même ses anciens rivages. La meilleure méthode est alors de rassembler tout ce qu’il traîne comme voyageurs dans les mêmes conditions que nous, de les sonder et de les convaincre, et de tenter de former quelque chose, un semblant de famille nombreuse, une démarche à la Groupon.fr hors ligne, et avec la qualité de service qui va avec. Après quelques tractations dans les rues de Noukous, on y va pour deux néerlandaises perchées, deux infirmiers marseillais qu’Islam Karimov aurait enfermés pour des raisons qui lui étaient propres, et une irlandaise perdue. C’est donc avec une joyeuse bande que nous avions dû découvrir un des aspects les plus déprimant de notre chemin. C’était un peu comme ces copains (sauf que nous nous ne les connaissions pas) qui ne se sont pas vu depuis longtemps, qui profitent du fait qu’ils sont là, après un enterrement d’un ami proche, pour faire la fête.

MPI_Article Noukous Aral_Image 7_Moynaq the city not the sea 1

MPI_Article Noukous Aral_Image 8_Moynaq the city not the sea 2

MPI_Article Noukous Aral_Image 9_Moynaq the city not the sea 3

MPI_Article Noukous Aral_Image 10_Moynaq the city not the sea 4

MPI_Article Noukous Aral_Image 11_Moynaq the city not the sea 5

MPI_Article Noukous Aral_Image 12_Moynaq the city not the sea 6

Si nous disions dans le chapeau de l’article que Noukous nous posait la question de la sauvegarde, nous ne croyions pas si bien dire. Qu’en est-il de celle de nos appareils photos ? Nous avons fait un article sur Noukous, mais aucune photo sur Noukous. Vous ne l’aviez pas même remarqué tant celui-ci était haletant et finalement illustré tout de même. Tout juste donc, des photos de l’ancienne Mer d’Aral avec des bateaux rouillés, et de la bourgade de Moynaq qui semble l’être aussi un peu.

Mais de Noukous, rien dans nos appareils, sur nos cartes mémoires et nos disques durs. Et même dans nos mémoires. Nous ne savons même plus si nous avons pris des photos de Noukous. Nous avons un doute car parfois dans un voyage, il est des temps où l’appareil en bandoulière n’a pas la moindre nécessité. Nous vivions notre route sans toujours penser qu’il faudrait la partager. Ou disons plutôt la montrer. Même si dans ma tête il n’était pas exclu de l’écrire.

MPI_Article Noukous Aral_Image 13_Enfin Noukous - Ce qu'on a vu by GoogleMaps

* Dispositif non existant (a priori) lors de notre passage. Photos non contractuelles.

MPI_Article Noukous Aral_Image 14_Enfin Noukous - Ce qu'on a vu ou pas comme ça by GoogleMaps

Pour les deux aventuriers-écrivains (Tesson-Telmon) c’était ici, à Noukous, la fin d’un long périple, initié à Almaty, au Kazakhstan, et les ayant amenés à parcourir une route faite de bien plus de nature que la nôtre. Mais nous avons vu ou ressenti pareillement les grands espaces, dans ces contrées que nos chemins et routes ont partagé, quels que furent nos moyens de transports motorisés. Pour nous c’était une fin aussi, la fin de l’Ouzbékistan. Une fin mais pas la fin donc. Nous allions continuer à progresser vers l’ouest. Et d’abord, de l’autre côté d’une frontière mystérieuse.

MPI_Article Noukous Aral_Image 15_La carte totale

Sinon, à Noukous :

Nous y avons consciencieusement mis à la boite nos traditionnelles cartes postales de fin de pays. Après de longs kilomètres de marche, nous avons pu enfin trouver ce qui faisait office de bureau de poste. En tout cas un bureau où une dame nous a vendu de nombreux timbres, contre de nombreux billets, comme vous pouvez l’imaginer, après quelques difficultés de compréhension, comme vous pouvez l’imaginer. Nous étions confiants. Sans peut être avoir l’assurance d’un envoi, mais nous avions la satisfaction du devoir accompli. Avoir consacré le temps qu’il fallait pour se dire que nous n’avions pas été légers envers notre devoir. Trois heures à arpenter des rues grises et toutes droites pour vous faire part, à l’ancienne, de notre avancée, avant de ne plus pouvoir le faire jusqu’à la fin du voyage. Mais nos proches nous on dit n’avoir rien reçu. De chaque pays elles avaient pu arriver. Première déconvenue. Il ne sous semblait pas avoir écrit trop de choses déplaisantes pourtant, et j’avais personnellement veillé à ce que ces cartes soient assez illisibles.

Et puis, avec l’histoire du taux de change, nous nous sommes payés un bien bel hôtel. Ce fut le seul logement que nous ayons payé au taux officiel. Avec des soms achetés au marché noir, c’était une aubaine que nous ne nous sommes pas refusé. Que vivrions-nous après avoir franchi la frontière mystérieuse ? Ne fallait-il pas en profiter un peu ?

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