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Moscou - Pékin - Istanbul : 8 pays, 25.000 km à travers l'Asie
8 mai 2018

Oui Monsieur B., vous pouvez être fier de votre fille : une rando (p)à(s) Ala-Koul

Alors que nous montions au lac Song-Kol, nous pensions déjà à en redescendre par une randonnée de deux ou trois jours. Là-haut, grâce à la carte d’un couple tchèque ayant quelques kilomètres au compteur, nous avions repéré un parcours entre notre camp de yourtes et la route qui relie Kyzyl-Oï à Kotchkor, aux environs de Kouzart, passant par le col de Jalgouz-Karagaï et descendant par la vallée de Kilemche. La famille de la yourte du Song-Kol nous avait indiqué sur une petite carte griffonnée des points de chute pour passer une ou deux nuits, suivants nos envies, et nous avions recoupé avec quelques infos sommaires d’un paragraphe presque caché du guide Lonely Planet – Central Asia, certainement suivi par moins de 1% des voyageurs sur zone, soit moins de 1‰ des lecteurs du livre. Tout était prêt pour que nous partions. Et nous avions déjà bouclé les sacs.

MPI_Article Ala Koul_Image 1_La presque rando du Song Kol

Mais au cours d’une petite marche de chauffe matinale, le long du lac étale, la marche nécessaire pour reprendre nos 37 degrés du contrat que l’on a avec la vie, celle où l’on essaie de capter le moindre rayon du soleil tellement on a caillé depuis que le feu du poêle de la yourte s’est arrêté trop tôt dans la nuit, on a réfléchi. C’était le jour du départ programmé, quelques heures à peine avant de devoir prendre le départ. Mais remarcher 15 kilomètres le long du lac que nous avions devant nous depuis trois jours, avant de grimper une petite côte de rien du tout pour ne faire que redescendre ensuite sur 25 kilomètres, ne nous a finalement pas convaincu. Passer des nuits dans des yourtes perdues, qu’elles le soient sur des plaines ou dans des vallées, c’est bon, on a donné, et puis ça ne se finit pas toujours bien (cf. Yourte In Translation en Mongolie, si vous n’avez pas lu ces lignes). L’occasion d’une caisse gratos à confirmer pour redescendre jusqu’à Kotchkor a fini par nous faire trancher définitivement : si nous gérions la caisse en jouant la raison médicale (j’ai fait mine d’avoir un problème au genou pour pouvoir monter dans la caisse), notre rando, nous allions aller la faire ailleurs. Là où, d’après les tchèques qui en reviennent, les parcours sont plus engageants, les paysages encore plus époustouflants. Ils nous en avaient parlé la veille au soir, au cours d’un de ces longs banquets sous la yourte. La nuit avait porté conseil et fait le reste. Nous allions nous diriger immédiatement vers la région de Karakol, sans plus attendre, et tenter d’y arriver le soir même.

Karakol est tout à l’est du Kirghizistan, à la pointe du lac Issyk-koul. La route qui nous y emmène longe le lac de part en part, et nous fait revenir plus à l’est que Kashgar, notre dernière étape chinoise. Après la descente depuis le Song-Kol sur Kotchkor, une deuxième bagnole nous amène  à Balyktchy, sur la pointe occidentale du lac. Là, nous négocions accompagnés de deux israéliennes, le trajet pour Karakol. Pour êtres clairs, il n’y a pas plus crevards (et pas que, mais on y reviendra plus tard) que des israéliens dans la seconde moitié de la vingtaine sur la route, et ces deux demoiselles qui se portent bien tirent les prix vers des niveaux qui dépassent l’entendement au vu de leur condition. Vous l’aurez compris, ce sont elles qui négocient, nous faisons juste office des passagers trois et quatre, ceux qui font le nombre pour l’achat de groupe, ceux qui permettent de combler les deux dernières places à saisir pour que le marshroutka se mette en route. Avec Juliette nous avons pour la première fois pu profiter de l’écran large du pare-brise du marshroutka, et nos genoux auraient eu ainsi le privilège d’être les premiers en contact avec le moteur brulant en cas de choc. Pour une fois nous avons eu le sentiment d’être un peu plus privilégiés que les autres, si tout se passait bien.

Notre chauffeur de Balyktchy aurait pu choisir la route sud qui semble légèrement plus directe, mais il préfère la route nord, plus urbanisée et si balnéaire en ce plein milieu du mois d’août, que les chances d’une course plus rentable sont décuplées. D’autant qu’il a un petit retard à rattraper avec la pilule qu’on lui a mis. Il ne faut sans doute pas conférer à la négociation israélienne le poids qu’elle n’a pas eu : la route nord était préférée, de base, car les villes se succèdent régulièrement, charriant tout type de voyageurs. Des vacanciers aux militaires en retour de permission, des noceurs de la veille aux étudiants studieux qui retournent à la ville à quelque jours de la rentrée, des hommes de petites affaires aux mères qui gèrent la marmaille excitée par l’odeur de la plage. Tout est bon à transporter sur la route nord. En tout cas, en cours de route, les passagers, kirghizes montant à Tcholpon-Ata ou même encore un peu après, n’étaient pas choqués de payer une fois et demi ce que nous avions négocié, pour la même destination, mais nous au départ de Balyktchy. Quoi qu’il en soit, ce trajet par la route nord aura un impact sur notre parcours futur.

MPI_Article Ala Koul_Image 2_Carte Kirghiz

C’est donc dans cet arrière-pays de Karakol que nous nous lançons pour trois jours de marche, après avoir loué tente, tapis de sol et duvet grand froid, équipements ayant vu le jour sous Gorbatchev vu leur état et leur odeur. Les provisions sont faites dans une supérette où le rayon vodka dépasse en taille celui des fruits et légumes, lait et œufs réunis. Les autres rayons ne nous laissent pas grand choix, mais nous trouvons l’essentiel imposé par la tradition pédestre : des boites de conserves peu engageantes, des barres chocolatées, quelques fruits secs. Nous n’avons pas pris de vodka, et ce fut certainement une erreur, quand on y pense après coup. Encore que, si nous devions le refaire, nous  choisirions une toute petite topette. Parce que faire ce que l’on va faire cuité du lendemain, ça peut partir en infarctus direct. Le matin du départ, nous achetons quelques nans au bazar, au premier stand ouvert, pour compléter le menu, faute d’avoir pu trouver en quantité suffisante quelque chose qui nous dise emmenez-moi et mangez moi pendant trois jours de galère. Le nan, en ratio poids-encombrement sur énergie apportée, c’est vraiment pas terrible en rando. Et puis le nan, tout le monde se l’imagine bien, ça a une durée de conservation limitée quand on veut qu’il y ait un peu de plaisir. Mais vaille que vaille, nous n’allons pas trépasser pour autant.

Le programme est la célèbre montée au lac d’Ala-Koul, par la vallée de la rivière Karakol, puis le retour vers Karakol par la vallée d’Altyn Arashan. Elle est surtout célèbre à Karakol, on ne va pas se mentir. Que celui qui lit ces lignes et me dise qu’il la connait sans l’avoir faite, se flagelle pour insolence. Le CBT de Karakol nous a donné quelques maigres informations sur l’itinéraire, mais l’assurance que nous étions taillés pour. Cela nous a donc décidé pour ce parcours, plutôt que pour un beaucoup plus simple, ou un beaucoup plus long. Les CBT, ce sont ces petits centres d’information touristiques que l’on retrouve presque partout au Kirghizistan, et qui sont bien utiles lorsque l’on a zéro info, ou que l’on veut causer. Certains vendent quelques cartes postales, des cartes topographiques qui ne servent à rien et vous rencardent aussi des familles pour dormir chez l’habitant. Autrement dit pour filer de l’argent à une famille et aussi une commission au CBT. Un matelas, un toit pour dormir, un dîner et un petit-déjeuner, le CBT vous proposera d’abord le package avant de dégrader la prestation refus après refus. Mais cela reste malgré tout plus sympa et parfois même obligatoire dans les zones les plus rurales, plutôt que de faire la même dans une auberge. Dans les petites bourgades, les CBT sont parfois ouverts, parfois fermés, et tenus généralement par des gens corrects. Dans les villes, les CBT sont généralement ouverts aux mêmes horaires que nos mairies, et souvent tenus par de jeunes étudiants qui en profitent pour parfaire leur anglais. Ils sont souriants et sympathiques, et on trouve le service de conseil excellent. A Karakol, c’est donc une étudiante qui n’y était vraisemblablement jamais allé, qui nous a donné son aval pour partir dans la montagne. Nous ne jugeons pas le physique, jamais, mais dans sa petite robe-collants de soirée, son vernis sur ses ongles parfaitement lisse, ses mimiques de vendeuse de parfum, sa volonté de faire un accent trop anglais, son panache à vendre des timbres pour l’Europe ou d’où que nous soyons, mais ça se voyait à dix mille qu’elle n’avait jamais mis un sac à dos et fait la montée. C’était clairement une meuf qui n’aimait pas plus la nature que le sport, qui n’était pas plus attirée dans le fond de son âme par les treks qu’elle conseillait qu’un VRP Art et Fenêtre pense à s’installer du triple vitrage chez lui. Rien que ça aurait dû nous mettre en garde.    

MPI_Article Ala Koul_Image 3_Départ au pont

MPI_Article Ala Koul_Image 4_Les pyrénées du bout du Monde

MPI_Article Ala Koul_Image 5_Le Parcours

MPI_Article Ala Koul_Image 6_Les marcheurs

MPI_Article Ala Koul_Image 7_Premiers kilomètres

MPI_Article Ala Koul_Image 8_Les sapins

MPI_Article Ala Koul_Image 9_Les sapins, La route

MPI_Article Ala Koul_Image 10_Le couloir

La pluie débute lorsque nous sortons de la bande de forêt qui lutte contre l’altitude, aux environs de 2600 mètres. Elle ne nous préoccupe pas dans les premières minutes, mais au fur et à mesure que nous continuons à gagner en hauteur et qu’elle s’intensifie, elle nous fait comprendre que nous allons sortir de notre zone de confort. La pluie est glaçante et accompagnée d’une petite brise. Dans un pierrier aux blocs immenses, la vision occultée par nos ponchos mis à la hâte, chaque pas peut conduire à une chute aux conséquences fâcheuses. Les enchevêtrements de roches créent des cavités dont il ne doit pas être aisé de sortir avec une pierre détrempée et des sacs à la con sur le dos, même en bons grimpeurs que nous sommes. Le plaisir a subitement disparu pour ne laisser place qu’à la nécessaire concentration et l’envie d’arriver vers cette cabane que l’on pense salvatrice. Le tonnerre entre en jeu. Progressivement il devient beaucoup trop proche. La foudre tape dans le couloir que nous empruntons. Les crissements secs déchirent le ciel en même temps qu’il s’illumine enfin, puis résonnent contre les parois du relief nous dominant, emplissant toute la colonne d’air formée par le couloir. Le cœur commence à battre pour de mauvaises raisons. J’aime personnellement le spectacle de la foudre mais j’ai toujours eu peur de cette mort tellement injuste, et qui, je vous entends déjà rigoler mais, arrive malheureusement fréquemment, si on regarde les statistiques. Et puis le spectacle est beau quand tu es en ville, protégé par les buildings et leurs paratonnerres, et que depuis la terrasse du Trocadero tu attends que la Tour Eiffel s’en prenne un, parce que tu sais que c’est elle qui va prendre. Mais là, on a les yeux rivés sur nos pieds pour ne pas tomber dans les cavités, y’a quatre sapins qui se battent en duel, pointes captrices par excellence, absurdités des abris, et on commence à cailler sévère. Alors parlons-en du spectacle.

Nous nous regroupons avec d’autres marcheurs. Tous hagards. Sans vraiment se le dire, nous devons avoir un réflexe de survie qui nous dit, tous hagards oui, mais ensemble, on sera plus forts quand même. Il y a quelques suppositions sur la situation de la cabane qu’on nous a indiquée à Karakol. Tout le monde la cherche bien évidemment, cette foutue cabane. Ils n’avaient que ça à la bouche à Karakol. Si ce n’est pas le refuge des Besines, c’est clair qu’on ne va pas tous y rentrer. Mais on sait que ce ne sera pas le refuge des Besines. Alors on cherche juste une cabane, un cabanon, un cabanou, enfin une petite structure pour s’abriter, avec peut être de quoi faire un feu. On regarde au loin. Et on ne voit rien. Pas un Charlie qui pointe sa tête au-dessus ce qui pourrait être une cabane. On en arrive même à penser qu’elle n’existe pas.

Un groupe qui arrive en sens inverse prend quelques minutes pour prendre des informations. Ils sont sans équipements, pas bien couverts, et si nous sommes frigorifiés, ils sont littéralement congelés, détrempés, décomposés. Nous n’avons presque pas à nous plaindre. Ils ne savent pas où passer la nuit. Ils sont américains. Si je dis ça ce n’est pas pour dire qu’ils sont cons, loin de là, les américains qui sont sur les routes sont certainement les meilleurs compagnons, mais plutôt qu’ils sont de nature optimistes et ne s’encombrent pas de truc inutiles, bien malgré ce qu’on pourrait penser. Ils partent dans une démarche de voyage léger et sans dire rustique, dépouillés de leurs habitudes qu’ils cherchent à ne pas montrer. Mais là ! Quand même. Une meuf type hawaïenne, était habillé comme pour aller à la plage, avec des godasses de rando certes, mais sinon c’était vraiment juste le short au dessus du maillot et les mots croisés dans le petit sac en toile. Elle avait le sourire. Il neigeait au niveau du lac. Ca devait être tellement fun qu’elle était juste trop contente. Elle n’avait pas dû en voir souvent de la neige, parce que je pense que pour beaucoup d’entre nous, de la neige ça aurait été la goutte de trop. Ils doivent en tout cas redescendre, et essayer de trouver une yourte dans la vallée de la rivière Karakol. Bref, sinon, ils en viennent à l’essentiel : oui, ils ont aperçu la petite cabane à cinq minutes. Ils nous conseillent de s’y poser et nous dissuadent de continuer. Aussi dénués d’équipements, ils ont quand même un peu de bon sens. On n’y pensait pas trop à continuer. Par contre vous, oui, continuez à descendre ! Ils étaient partis avec un peu près les mêmes infos que nous, dans le sens inverse, et se sont retrouvés piégés par un parcours loin d’être anecdotique, et une négligence sur la préparation sans doute favorisée par les informations un peu légères des CBT et associés de Karakol.

On nous en avait montré une photo de la cabane, au CBT. Tu parles, en la découvrant enfin, après plutôt 15 minutes de galère supplémentaire et tant de fantasmes sur son existence, on a bien compris qu’il s’agissait d’une autre cabane. L’abri est dans un état déplorable : celui d’une cabane que des gamins constructeurs auraient volontairement saccagé à la fin de l’été pour ne pas se la faire squatter par d’autres groupes d’ici à l’année prochaine. Il y a à l’intérieur une dizaine d’israéliens qui ont pris possession du moindre centimètre carré. Dans un coin ouvert pour cause de bois pourri s’étant désagrégé, à peine protégés des intempéries, ils ont réussi à faire un feu qui avec trois bouts de brindilles humides et quatre feuilles de PQ. Les mecs ont fait trois ans d’armée et les meufs deux : ça sert au moins à ça. Malgré tout, ils n’arrivent quand même pas à empêcher la fumée de remplir le volume de la cabane. Il y a des trucs contre lesquels on ne peut rien faire. Mais les corps sont tellement froids et humides, que peu importe ce que l’on respire. Il n’y a à l’évidence pas une place pour nous, et à l’intérieur personne ne nous remarque et ne semble s’apitoyer sur le sort de ceux qui arrivent enfin, et qui vont rester dehors. Il y a deux visions : soit ils s’apitoient déjà trop sur leur sort, soit ils sont dans l’esprit que l’on peut avoir sur le camping d’un festival de rock, où chacun essaie de monter le camp le plus fou pour avoir le prix de celui qui est le mieux posé, le plus délire, le plus fun, de celui qui sait se mettre bien. Comme ils ont fait la guerre, je ne pense pas qu’ils s’apitoient sur eux-mêmes. Et puis on les connaît, les israéliens qui voyagent en groupe après l’armée ont souvent un comportement un peu plus qu’agaçant, aux dires de nombreux voyageurs ayant eu l’occasion de les croiser sur les chemins de l’Inde, du Népal, ou du continent sud-asiatique entre autre. Qu’on se le dise clairement, ceci n’est pas gratuit, est amplement mérité, et en aucun cas lié à ce que les bien pensants voudraient faire croire.

Nous cherchons alors une place à proximité de la cabane, afin de ne pas nous retrouver seuls pour la nuit, même si nous ne sommes pas fana du semblant d’esprit qui en émane. Mais la situation n’est pas confortable, et la sécurité reste le groupe. Celui que nous avions formé pour cette dernière demi-heure se disloque, chacun essayant au plus vite de dégoter le bout de sol plat qui lui semble encore le meilleur. Sous les sapins, les quelques plats plantables sont déjà tous occupés. Si nous ne nous sommes pas tant fait dépasser durant la journée, c’est que les autres sont quand même partis plus tôt de Karakol. Et ce n’est jamais bon, d’être les derniers sur un chemin. Nous devons rebrousser, jusqu’à une zone environ trois cent mètres en arrière, où une petite prairie peut permettre de dresser la tente. Nous sommes les premiers à planter. La pluie n’a pas encore cessé, l’orage semble être un peu plus loin désormais. Nous sommes vite rejoints par trois autres tentes qui ont décidé de ne pas aller voir la cabane, sans doute convaincus par la description que l’on leur en a faite. Il y a là les 4 israéliens avec lesquels nous avons échangé nos places successivement au cours de la journée.

Monter la tente est épique. Introduire les piquets dans les passants, étape qui se fait d’habitude en sifflotant, devient travail aussi compliqué que faire un collier de perles les yeux fermés. C’est que nos doigts sont blancs, comme morts. Ils ne répondent plus. Ta tête dit bouge, ta main n’a même plus la capacité de lui présenter son majeur. On ne s’est jamais vu aussi patauds, aussi désœuvrés de ne pas comprendre ce qui ne fonctionne plus, de constater qu’on est carrément fragiles. On sent nos corps brûler leurs dernières calories. Je ne sais pas ce qu’est un malaise vagal, mais c’est peut-être comme cela que ça commence. Un son qui rebondit, un coup de flou, la sensation d’être ailleurs, une petite envie de vomir. Personnellement j’ai un coup de froid terrible, peut-être couplé à une petite fringale qui sait. Si on avait eu la mauvaise idée d’apporter là-haut un tensiomètre, je pense que ça aurait été flippant de faire le test. En tout cas une chose est sûre : le moral est à zéro. Les nuages cachent tout ou presque de ce que nous étions venus voir. Il n’y aura pas de soirée guitare-saucisse-pastis. Rien pour nous faire comprendre pourquoi nous en sommes là. Et puis nous n’avions pas acheté la vodka que nous pourrions qualifier de médicale, dans la supérette de Karakol. La nuit qui va suivre va nous faire regretter ce très mauvais choix.

MPI_Article Ala Koul_Image 11_La tente et les routes

La nuit est glaciale. Par conséquent, le sommeil est difficile à trouver, voire impossible à maintenir. Il faut une concentration folle pour s’endormir, un peu comme si on essayait de s’hypnotiser soi-même. Et tous les efforts de la journée n’y font rien. Les réveils sont nombreux, parfois espacés seulement de 40 minutes. On n’a alors même pas la force de chercher à tapoter un appareil pour savoir quelle heure il est. On ne veut surtout pas sortir une main du sac. Pourtant on aimerait bien savoir quelle heure il est. Mais si on avait eu une petite topette, on aurait peut être consenti un petit effort. En son absence regrettée, on cherche juste à maîtriser ses grelots, à ressentir des poches d’air chaud, qui seraient localisées dans notre sac de couchage, sinon où ? On essaie d’éteindre notre cerveau. De mettre off à notre éveil. Dans ces moments là, on n’attend qu’une seule chose : le jour. La fatigue n’existe plus. On veut juste qu’au prochain réveil, ça soit enfin le bon. Qu’il y ait au moins une lueur dehors, un bruit d’animal diurne, n’importe lequel. Un signe qui nous dise « OK C’EST BON, C’EST FINI, QUE LE JOUR COMMENCE NOM DE DIEU ». Aucun adolescent sataniste et profanateur de cimetière de campagne ne cracherait sur un réveil au son des cloches pour des petites matines conventionnelles avec mamie. On veut hiberner, quitter ce tunnel mortifaire qu’il faut traverser, remonter à la surface avant de ne plus avoir d’air, revenir sur Terre. La nuit dans le froid n’est pas faite pour les Hommes. Pourtant elle a duré une éternité et il en bien fallu six, sept ou huit de ces réveils, avant qu’enfin nous nous sentions comme en redevenir.

Aux premières lueurs, on retrouve espoir. Il est encore trop tôt pour exulter, encore trop tôt même pour espérer se réchauffer. Mais on sait que cela peut revenir vite. Ca ne peut aller que dans le bon sens. C’est déjà ça. Alors on se prépare à accueillir les rayons, plus sereinement. On met du temps à ressortir de nos duvets. On se sent désormais presque plus disposés à dormir, enfin rassurés. Mais on sait que le programme de la journée va être chargé, et que l’on a peu de temps pour l’oisiveté, pour tenter d’enfin récupérer. On mange d’abord, toujours aussi recroquevillés sous la tente, toujours aussi humides. Il faut reprendre l’énergie perdue pendant la nuit, commencer à emmagasiner ce qu’il va falloir pour cette journée qui s’annonce difficile. Si on était en escalade, disons que la première moitié de la journée serait le crux de la voie, et que pour la suite on serait en conti tout du long tellement c’est long, avec un repos au milieu quand même. Et on se lancerait à vue. Pas tellement une ballade, en somme.

On commence à replier à l’intérieur. On essaie de retarder au maximum le moment où l’on va renfiler nos affaires humides et froides. La double peau de la tente est complètement givrée. Impossible de faire se détacher toute la pellicule de glace. Le soleil, caché de l’autre côté du col, ne nous aidera pas pour le moment. On charge, avec deux à trois kilos supplémentaires, complètement inutiles de mauvais souvenirs. Mais on ne peut pas attendre. Le chemin va être long. On en est sûrs, vu l’échelle de temps de la veille. On n’en sait pas vraiment plus. Mieux vaut prendre les devants. Et heureusement les conditions semblent bonnes aujourd’hui. Il faut en profiter au plus vite. Nous partons alors qu’il est quelques minutes avant huit heures.

MPI_Article Ala Koul_Image 12_Après la tente, la route

MPI_Article Ala Koul_Image 13_Une heure après

MPI_Article Ala Koul_Image 14_La montée

MPI_Article Ala Koul_Image 15_La montée, encore

MPI_Article Ala Koul_Image 16_Encore du mur

MPI_Article Ala Koul_Image 17_La douleur, jusqu'à la fin

MPI_Article Ala Koul_Image 18_La montée jusqu'à la neige

MPI_Article Ala Koul_Image 19_Le Lac

MPI_Article Ala Koul_Image 20_La remontée

MPI_Article Ala Koul_Image 21_La mauvaise remontée

MPI_Article Ala Koul_Image 22_Le glacier

MPI_Article Ala Koul_Image 23_La vue

MPI_Article Ala Koul_Image 24_La montée en perspective

MPI_Article Ala Koul_Image 25_La montée, la fin

MPI_Article Ala Koul_Image 26_La montée en contre plongée

MPI_Article Ala Koul_Image 27_La photo

MPI_Article Ala Koul_Image 28_La pause au sommet

MPI_Article Ala Koul_Image 29_L'autre versant

MPI_Article Ala Koul_Image 30_La descente, ça commence

MPI_Article Ala Koul_Image 31_La descente en perspective

MPI_Article Ala Koul_Image 32_La plaque de glace qui fait tout déraper

MPI_Article Ala Koul_Image 33_Que la descente est belle

MPI_Article Ala Koul_Image 34_Que la descente est vraiment belle

MPI_Article Ala Koul_Image 35_La descente entre les vaches

MPI_Article Ala Koul_Image 36_Que la descente est longue

Il y a à un moment, une rivière à traverser. Peu profonde certes, mais d’une largeur honnête, et d’un débit certain. Là, les organisateurs ont arrêté le tapis, et pout agrémenter l’épreuve, ils ont ajouté des pierres glissantes et des pierres coupantes. Chaque pas est une nouvelle possibilité d’être à l’eau. C’est un point « buffer ». Tous les randonneurs se retrouvent à cet endroit. Non pas pour s’attendre, mais parce qu’il nécessite entre 2 minutes ou une heure à franchir, suivant l’audace que chacun y met. Nous serons dans une moyenne. Le tracé n’est absolument pas clair. Il y a ceux qui foncent dans le tas sans s’être arrêté pour étude, et qui mettent des pieds à l’eau. Ceux qui se déchaussent mais qui paradoxalement ne coupent pas tout droit, cherchant la suite de pierres les moins immergées. Ceux qui passent le plus en amont de la zone. Ceux le plus en aval. Ceux qui hésitent sur l’une des méthodes citées. Il y a vingt mètres à traverser, mais donc peut être une demi-heure de différence à l’arrivée entre ceux qui sont de part et d’autres des deux rives. C’est l’occasion pour nous de retrouver nos quatre israéliens qui nous accompagnent de près ou de loin depuis le départ. Et qui se sont faits quelques amis en chemin : d’autres personnes de leur tribu.

Quelques autres obstacles se dresseront encore devant nous, de manière régulière. Et puis il y aura aussi, souvent, les dilemmes à la croisée de chemins. Il y a absence de marquage sur cette randonnée. Plus que le risque de s’égarer, car l’on sait quand même quel cap il faut suivre pour trouver le camp, c’est le risque d’emprunter un chemin plus piégeux, de devoir faire demi-tour. Lorsque nous entrons dans la vallée d’Altyn Arashan, là, pour le coup, nous nous disons que nous avons vraiment fait le plus dur, qu’il n’y a plus qu’à longer la rivière. Mais tant que la ligne d’arrivée n’est pas passée, il faut continuer. Mais les obstacles seront encore nombreux et usant mentalement.

MPI_Article Ala Koul_Image 37_La vallée, enfin

MPI_Article Ala Koul_Image 38_Que la descente est trop longue

Le voyage serait fini en tout cas. Parce que nous serions sévèrement blessés, et que les passeports que nous portons sur nous seraient purement et simplement passés à la machine. Il ne faut donc pas se rater. Les deux mois qui vont suivre, voire les années si l’on pense aux séquelles de la chute, vont se jouer à l’équilibre. Plus personne ne rigole. Il faut se lancer. Le vide de six mètres, le torrent qui plonge dans un fracas assourdissant à un débit de barrage hydraulique, la lumière déjà presque éteinte, nous placent dans des conditions assez éloignées des idéales. Les quelques frayeurs sur les franchissements précédents, pourtant plus aisés, ne nous rassurent pas. Nous sommes déjà bien fatigués et nos mollets flanchent. Après douze heures de rando, normalement, on se pose. Mais nous n’avons pas fini la route. Conscients du danger, les randonneurs s’attendent. Nous intégrons finalement, au gré des regroupements aux différents franchissements, le groupe d’israéliens de quatre devenu douze. Parmi ces personnes, une randonneuse que nous avions déjà remarquée très à l’aise dans la montée se montre d’un dévouement salvateur. Elle aurait pu passer et foncer droit au camp. Elle avait aussi ses raisons d’en avoir plein le cul et de vouloir aller se coucher. Mais pour tous ceux qui se montraient un peu fébriles à cette traversée la plus dure, elle a prêté main forte et pris des risques inconsidérés. S’avançant au milieu de la poutre, six mètres au dessus du vide, elle attendait le randonneur, faisant point d’ancrage, puis une fois le contact établi, mains serrées, les reculait avec une sérénité telle que nous pensions tout à coup être sur un trottoir. Elle en a fait passer quelques uns comme ça, parce qu’elle ne pouvait pas aller manger et dormir en laissant les autres de l’autre côté, voire emportés dans la rivière.

Nous finissons les derniers kilomètres dans une enfilade de sous-bois, à la frontale, en file indienne, et presque sans un mot, alors que nous étions pour le coup plus d’une dizaine. Tous ceux que la montagne à garder plus longtemps, franchissent le portillon du camp d’Altyn Arashan aux alentours de 21 heures. Il n’y a plus de place ou presque sur le camp. Plus de bouffe non plus. Après avoir monté la tente sur un dévers que personne n’avait pris, nous grattons in extremis les deux dernières assiettes de riz. Les bières il n’y en a plus. Il fallait arriver plus tôt. La rumeur a fait état de quelques unes qui ont circulé, en provenance d’un petit shop sur l’autre rive. Contrairement à la nuit précédente, et malgré une installation hasardeuse, nous dormirons comme des loirs.

MPI_Article Ala Koul_Image 39_Altyn Arashan

MPI_Article Ala Koul_Image 40_En descendant d'Altyn Arashan

MPI_Article Ala Koul_Image 41_En descendant encore d'Altyn Arashan

MPI_Article Ala Koul_Image 42_En descendant d'Altyn Arashan, toujours

Mine de rien, cette balade constitue l’un des grands souvenirs de notre voyage. Déjà parce qu’observer les glaciers de 5000m de l’autre côté du lac si bleu d’Ala Koul est d’une beauté sans nom. Ensuite parce qu’on a tellement chié, que forcément ça renforce le souvenir, ça donne des histoires à raconter. Je pense personnellement que Juliette est sortie assez largement de sa zone de confort, et a réussi dans une épreuve qui dépassait ce pour quoi elle s’était engagée. Ou alors c’est qu’elle cache bien son jeu et c’est dommage. Il faudra qu’on en reparle entre nous de cette affaire. Elle a été bluffante en tout cas, car on ne peut pas dire qu’elle s’était spécifiquement entraînée pour ça. Son abnégation sur la fin qui n’arrivait jamais, son sourire, quoique forcé, jusqu’au bout de l’overdose de montagne, son sourire quand enfin au camp de ce deuxième soir, nous avons compris que même après une journée pareille nous n’aurions pas la petite bière réparatrice, sa compréhension tout du long, le fait de ne pas m’en avoir voulu quand elle a compris dans quoi elle s’était embarquée.

Voyez-vous Monsieur B., on a souvent, au cours de nos repas, parlé de nos randonnées respectives. Et même si depuis notre retour nous avons assez peu parlé de celle-là, perdue dans tout ce qu’il y avait à raconter du voyage, on a quand même souvent parlé des vôtres. Vous nous parlez souvent du Népal et de cette fameuse moraine que vous avez tenté de monter en courant, du Danakil, de l’Erta Alé, des volcans de Florès ou de Sulawesi. Sur ces deux dernières escapades indonésiennes, vous avez emmené votre fille. Mais sur des parcours volontairement moins engagés, ou au contraire a priori trop engagés et qui vous ont fait arrêter trop tôt des ascensions, après des analyses de risque plutôt que des corps qui lâchent. Mais je pense que votre fille a des ressources que vous ne soupçonnez pas. Que devant le fait accompli elle est toujours capable d’avancer. Je pense que vous pouvez encore l’emmener dans des voyages aux randonnées coriaces. Elle vous montrera ce qu’elle a dans le ventre. J’ai déjà pour ma part fait quelques randos poussées, que ce soit au Népal, au Pérou, dans les Pyrénées ou même tout simplement dans les Vosges. On en a déjà parlé. Et si Ala-Koul n’était peut être pas la plus dure, elle fait assurément partie des plus dures. Alors clairement, oui, Monsieur B., vous pouvez être fier de votre fille.

MPI_Article Ala Koul_Image 43_Le parcours vu du ciel

MPI_Article Ala Koul_Image 44_Le parcours vu en profil

MPI_Article Ala Koul_Image 45_Le passage au lac et au col

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